Un extrait de FAT- POURQUOI ON GROSSIT, de Gary Taubes

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 10/02/2012 Mis à jour le 06/02/2017
Gary Taubes est le plus célèbre journaliste scientifique américain. Ses livres ont été récompensés par plusieurs prix.Son dernier livre s’appelle Pourquoi on grossit. Il est considéré par de nombreux spécialistes comme le livre de nutrition le plus important de ces dernières décennies.Selon Gary Taubes, la théorie sur laquelle est basée la gestion du poids (moins de calories, moins de graisses, plus d'exercice) est fondée sur de la mauvaise science, et les messages nutritionnels actuels font fausse route.Sa démonstration s'appuie sur près de deux siècles d’histoire des sciences passionnante pour terminer par une conclusion stupéfiante, voire choquante pour certains, sur les vraies raisons du surpoids.Voici les premières pages du livre pour que chacun se fasse une opinion.

L’écriture du présent ouvrage a demandé plus de dix ans. Tout a commencé par une série d’articles d’investigation que j’ai écrits pour la revue Science puis pour le New York Times Magazine et qui traitaient de l’état étonnamment affligeant de la recherche sur la nutrition et les maladies chroniques. Ce livre est à la fois le prolongement et la substantifique moelle des cinq ans de recherches qui ont fourni la matière de mon livre précédent, Good Calories, Bad Calories (2007, ouvrage non traduit en français – NDLT). Les arguments qu’il expose ont été affinés au fil des conférences que j’ai données dans des écoles de médecine, des universités et des organismes de recherche à travers les États-Unis et le Canada.

Ce que j’ai souhaité démontrer dans Good Calories, Bad Calories, c’est que la recherche sur la nutrition et l’obésité s’est fourvoyée après la Seconde Guerre mondiale suite à la disparition de la communauté médicale et scientifique européenne qui avait défriché ces disciplines. Depuis lors, toutes les tentatives de rectifier le cours ont échoué. Résultat : les personnes engagées dans ces domaines de recherche ont perdu des décennies en termes de temps, d’efforts et d’argent et ont par-dessus le marché causé d’incalculables dégâts collatéraux. Leurs convictions sont non seulement restées imperméables au nombre croissant des preuves qui les réfutaient mais ont, de plus, été adoptées par les autorités de santé publique, ce qui a engendré des recommandations inadaptées sur ce qu’il convient de manger et, plus important encore, de ne pas manger si l’on veut se maintenir à un poids sain et vivre longtemps en bonne santé.

Good Calories, Bad Calories a suscité diverses réactions. Ce sont principalement deux d’entre elles qui m’ont décidé à écrire Fat.

La première est venue de chercheurs qui ayant soit lu mon livre, soit assisté à une de mes conférences, soit discuté personnellement avec moi, se sont donné la peine d’essayer de comprendre mon argumentation. Parmi ces scientifiques, beaucoup trouvaient que les raisonnements que je tenais sur les raisons pour lesquelles nous prenons du poids et les causes alimentaires des maladies cardiovasculaires, du diabète et d’autres maladies chroniques étaient tout à fait recevables. Qu’il y avait même une forte probabilité qu’ils soient exacts (ce qui impliquait tacitement que tout ce qu’on nous a dit depuis un demi-siècle soit vraisemblablement faux). Que nous étions tous d’accord pour dire qu’il convient de tester toutes les hypothèses en compétition.

En ce qui me concerne, je crois que dans ce domaine il est urgent d’agir. Au vu du nombre de personnes dont le surpoids et le diabète sont en grande partie imputables aux conseils inappropriés qui nous ont été dispensés jusqu’à présent, nous n’avons plus de temps à perdre pour en déterminer les causes avec certitude. En effet, la pression de l’obésité et du diabète écrase déjà non seulement des centaines de millions d’individus, mais également nos systèmes de santé.

Or, même si les chercheurs en question ont compris la nécessité de se pencher immédiatement sur ce problème, ils ont par ailleurs des obligations et intérêts légitimes, parmi lesquels le besoin de faire financer leurs autres travaux de recherche. Cela signifie que même avec un peu de chance, il faudrait une vingtaine d’années pour tester scientifiquement les thèses présentées dans Good Calories, Bad Calories. Si leur exactitude était confirmée, il s’écoulerait encore au moins une dizaine d’années avant que les autorités de santé publique ne réforment leurs explications officielles concernant les raisons pour lesquelles nous prenons trop de poids, comment ce surpoids est cause de maladies et ce que nous pouvons faire pour éviter ou inverser cette destinée. Comme me l’a dit un jour un professeur de nutrition à l’université de New York après une de mes conférences, il peut s’écouler une vie entière avant que le genre de changement dont je suis partisan ne soit accepté.

Mais nous ne pouvons tout simplement plus attendre aussi longtemps que l’on réponde de façon adéquate à ces questions de tout premier ordre. Dans les chapitres qui suivent, je présente de façon simple et accessible les arguments qui infirment les idées reçues en la matière. Si ces arguments ont réellement des chances d’être justes, mettons-les à l’épreuve, et le plus tôt sera le mieux.

La seconde réaction récurrente à Good Calories, Bad Calories est venue d’un public de non-initiés mais aussi d’un nombre encourageant de médecins, nutritionnistes, chercheurs et membres des institutions sanitaires. Ces personnes me disaient avoir lu mon livre ou assisté à une de mes conférences, avoir trouvé irréfutable la logique de mon argumentation et les preuves avancées et, en conséquence, s’être ralliées au message qu’elles impliquent. Elles affirmaient que mon livre avait changé leur vie, notamment dans le domaine de la santé, et ce à un point qu’elles n’auraient pas cru possible. Qu’elles avaient perdu du poids presque sans effort et n’en avaient pas repris. Que leur risque de développer des maladies cardiovasculaires avait baissé de façon significative. Certaines m’ont confié qu’elles n’avaient plus besoin de prendre de médicaments contre l’hypertension et le diabète. Qu’elles se sentaient mieux et avaient retrouvé davantage d’énergie. Bref, toutes ces personnes se sentaient en bonne santé pour la première fois depuis bien (trop) longtemps.

Mais ces commentaires, courriels et courriers étaient souvent accompagnés d’une même requête : rendre mon message plus accessible. Il faut savoir que Good Calories, Bad Calories est un ouvrage dense, long de presque 500 pages, truffé de mises en perspectives scientifiques et historiques et richement annoté, car il me semblait nécessaire d’initier un dialogue sérieux et constructif avec les experts et de garantir que ni eux, ni aucun autre lecteur ne soit obligé de croire aveuglément ne serait-ce qu’un des points que j’aborde. Or, la lecture d’un tel ouvrage exige beaucoup de temps et d’attention. C’est pour cette raison que de nombreux lecteurs m’ont demandé d’en écrire un autre qui pourrait, lui, être lu aisément par leur conjoint, leurs parents âgés, leurs amis ou leurs frères et sœurs. Nombre de médecins m’ont également prié d’écrire un ouvrage qu’ils pourraient conseiller à leurs patients, voire à des confrères, et dont la lecture demanderait moins de temps et d’efforts que celle de Good Calories, Bad Calories.

Ce fut donc là pour moi une autre motivation pour écrire Fat, pourquoi on grossit. J’espère que sa lecture vous fera découvrir – peut-être pour la première fois de votre vie – les raisons pour lesquelles on prend du poids et ce que l’on peut entreprendre contre cela.

Je souhaite que vous lisiez Why We Get Fat en gardant votre esprit critique, en vous demandant en permanence si ce que j’écris est sensé et crédible. Pour paraphraser Michael Pollan dont l’ouvrage Nutrition, mensonges et propagande en français a pour sous-titre  « Manifeste d’un mangeur »  – NDLT, l’ouvrage que vous tenez entre vos mains se veut le « manifeste d’un penseur ». Il a pour objectif de réfuter certaines des idées fausses propagées dans le monde entier à travers les recommandations médicales et de santé publique, et de vous armer des connaissances et de la logique nécessaires pour vous permettre de prendre en main votre santé et votre bien-être.

Néanmoins, je tiens à vous mettre en garde : si vous acceptez mes arguments comme valables et modifiez votre alimentation en conséquence, vous risquez de prendre le contre-pied des conseils de votre médecin traitant. De plus, vous agirez sans aucun doute en contradiction avec les autorités publiques et les organisations de santé qui tentent de nous dicter une pensée diététique unique. À cet égard, c’est à vos risques et périls que vous allez lire ce livre et, éventuellement, vous y conformer. Mais vous pouvez résoudre cette situation de porte-à-faux en le faisant lire à votre médecin afin qu’il puisse à son tour décider en toute liberté de ce qu’il croira. Vous pouvez également l’envoyer à votre député(e) : en effet, les véritables raz-de-marée que représentent aujourd’hui l’obésité et le diabète dans le monde entier constituent des problèmes massifs de santé publique, et non pas un fardeau individuel que chacun serait seul à porter. Il est donc utile que nos élus comprennent comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle afin d’agir pour y remédier – au lieu de la perpétuer.

Gary Taubes, septembre 2010

INTRODUCTION : Le péché originel

En 1934, une jeune pédiatre allemande du nom de Hilde Bruch part pour l’Amérique, s’installe à New York et s’émeut, comme elle l’écrira plus tard, du nombre d’enfants en surpoids qu’elle y voit – « des enfants vraiment gros, pas seulement dans les cliniques mais aussi dans les rues, dans le métro et dans les écoles. » La vision d’enfants en surpoids est alors si prégnante à New York que d’autres immigrants européens en demandent la raison à Bruch, supposant qu’elle pourra leur fournir une explication. Mais qu’ont donc les petits Américains ? Pourquoi sont-ils si gros ? Nombre d’entre eux n’ont jamais vu autant d’enfants comme cela.

Aujourd’hui, alors qu’il est impossible d’ignorer que le monde entier se trouve au beau milieu d’une véritable épidémie d’obésité, c’est en permanence que se pose ce type de questions, à l’égard des enfants comme des adultes. Pourquoi sont-ils si gros ? Peut-être vous demandez-vous pourquoi vous-même êtes atteint(e) de surpoids?

Mais revenons au New York du milieu des années 1930. C’était vingt ans avant l’apparition des premiers restaurants franchisés comme Kentucky Fried Chicken ou McDonald’s et la naissance du fast-food tel que nous le connaissons aujourd’hui. Un demi-siècle avant la malbouffe, les portions XXL et le sirop de glucose-fructose. En 1934, on se trouvait au plus profond de la Grande Dépression, c’est-à-dire dans une période marquée par un taux de chômage tel qu’on n’en avait jamais connu jusqu’alors et où de longues files d’attente devant les soupes populaires étaient monnaie courante. Aux États-Unis, un ouvrier sur quatre était sans emploi. Six personnes sur dix vivaient en-dessous du seuil de pauvreté. À New York, où Bruch et ses compagnons d’immigration étaient choqués par l’embonpoint infantile, on disait qu’un enfant sur quatre était mal nourri. Comment cela était-il possible ?

Un an après son arrivée à New York, Bruch ouvrit à la faculté de médecine et de chirurgie de l’université de Columbia une clinique spécialisée dans le traitement de l’obésité infantile. En 1939, elle publia le premier d’une série de rapports présentant les études très poussées qui avaient été conduites sur les nombreux enfants obèses qu’elle avait traités, malheureusement sans succès dans la plupart des cas. Les entretiens menés avec ses jeunes patients et leurs familles lui avaient appris que ces enfants obèses mangeaient en quantité excessive, quelle que soit la vigueur avec laquelle eux ou leurs parents tentaient au début de nier ce fait. Mais il ne suffisait pas de leur enjoindre de manger moins pour leur faire perdre du poids et, quelle que soit la quantité d’instruction ou de compassion, d’aide ou d’exhortations que recevaient enfants ou parents, rien ne s’avérait efficace.

On ne pouvait ignorer, nota Bruch, que ces enfants avaient tout de même passé le plus clair de leur vie à essayer de manger avec modération afin de contrôler leur poids, ou tout au moins avaient pensé à manger moins, et qu’ils restaient néanmoins obèses. Elle rapporta que certains d’entre eux « faisaient des efforts considérables pour perdre du poids, renonçant pratiquement à toute vie normale pour y parvenir ». Mais se maintenir à un poids moindre impliquait de « suivre en permanence un régime draconien » et ils n’y parvenaient pas, même si leur obésité les rendait malheureux et faisait d’eux des parias.

Parmi les patients de Bruch se trouvait une fillette d’une dizaine d’années à l’ossature délicate, « disparaissant littéralement sous des montagnes de graisse. » Elle avait passé toute sa jeune existence à lutter à la fois contre son poids et contre les tentatives de ses parents pour l’aider à maigrir. De même que ses parents, elle savait – ou croyait savoir – ce qu’il lui fallait faire, c’est-à-dire manger moins, et sa vie entière était définie par les efforts démesurés qu’elle faisait pour tenter d’y parvenir. « J’ai toujours su que la vie que nous avons dépend de notre silhouette », déclara-t-elle à Bruch. « À chaque fois que je prenais [du poids], ça me rendait triste et déprimée. À quoi bon vivre ? […] À vrai dire, je me détestais. C’était tout simplement insupportable. Je ne voulais pas me regarder. Je détestais les miroirs. Ils montraient à quel point j’étais grosse. […] Cela ne m’a jamais rendue heureuse de manger et de grossir, mais je n’ai jamais trouvé la solution et j’ai continué à prendre du poids. »

À l’instar de cette fillette qu’évoque Bruch, les personnes souffrant de surpoids ou d’obésité passent une grande partie de leur vie à essayer de manger moins ou, en tout cas, de ne pas manger trop. Ils ont parfois du succès, échouent à d’autres moments, mais ils continuent à lutter. Pour certains, comme pour les patients de Bruch, ce combat débute dès l’enfance. Pour d’autres, il commence en même temps que les études supérieures lorsque, habitant pour la première fois hors de chez leurs parents, ils voient leur abdomen et leurs hanches s’enrober d’un capiton de plus en plus confortable (phénomène typique des campus nord-américains, appelé freshmen twenty aux États-Unis – NDLT). D’autres encore attendent la trentaine ou la quarantaine pour se rendre compte que désormais, rester mince leur demande des efforts.

Lorsqu’une personne dont le poids est supérieur à ce que recommandent les autorités médicales se rend chez un médecin (et ce, pour quelque raison que ce soit), celui-ci lui conseille en général plus ou moins énergiquement de combattre cette surcharge pondérale. Il lui explique que surpoids et obésité augmentent le risque de pratiquement toutes les maladies chroniques susceptibles de nous affecter – maladies cardiovasculaires, accident vasculaire cérébral (AVC), diabète, cancer, démence ou asthme – et lui enjoint d’avoir une activité physique régulière, de suivre un régime et de manger moins, comme si le patient n’en avait jamais eu de lui-même l’idée ni le désir. À propos de l’obésité, Bruch affirmait : « Plus que pour n’importe quelle autre maladie, on attend du médecin qu’il amène pour ainsi dire par magie le patient à faire quelque chose – en l’occurrence cesser de manger –, alors que le patient a déjà prouvé qu’il n’y parvenait pas. »

Les médecins de l’époque de Bruch ne pêchaient pas par légèreté, pas plus que ne le font ceux d’aujourd’hui. C’est simplement qu’ils adhéraient (et adhèrent) à un système de croyances lacunaire selon lequel la raison pour laquelle nous grossissons est simple et évidente, de même que l’est son remède. Le corps médical nous enseigne que nous prenons du poids parce que nous mangeons trop et / ou bougeons trop peu – et qu’il suffit de faire le contraire pour mincir. À tout le moins, il nous faut manger « juste ce qu’il faut » selon la fameuse prescription que fait Micheal Pollan dans Nutrition, mensonges et propagande et le tour sera joué : au moins, nous arrêterons de prendre du poids. C’est là ce que Bruch décrivait en 1957 comme étant « l’opinion générale américaine qui veut que le problème [de l’obésité] soit tout simplement dû au fait de manger plus que le corps n’en a besoin », et qui représente aujourd’hui l’opinion générale dans le monde entier.

On peut définir cette opinion comme modèle « de l’apport et de la dépense de calories », « de la suralimentation » ou « de l’équilibre énergétique ». Selon l’Organisation mondiale de la santé, « la cause fondamentale de l’obésité et du surpoids est un déséquilibre énergétique entre les calories consommées et dépensées »*. Ce modèle implique que nous grossissons lorsque nous absorbons davantage d’énergie que nous n’en dépensons (ce que les scientifiques appellent un équilibre énergétique positif) et que nous mincissons lorsque nous en dépensons plus que nous n’en consommons (équilibre énergétique négatif). La nourriture est source d’énergie et nous mesurons cette énergie sous forme de calories. Si nous absorbons plus de calories que nous n’en consommons, nous prenons donc du poids alors que si nous en absorbons moins, nous perdons du poids.

*Cette affirmation, loin d’être émise par la seule OMS, est devenue aujourd’hui universelle. En voilà quelques exemples supplémentaires. Selon les Centers for Disease Control (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies) aux États-Unis, « [l]a gestion du poids est une simple question d’équilibre : il s’agit d’équilibrer le nombre de calories que vous consommez et le nombre de calories que votre organisme utilise, ou "brûle" ». Le Medical Research Council (Conseil de la recherche médicale) britannique est d’avis que « [b]ien que l’augmentation de l’obésité ne puisse être attribuée à un facteur unique, la cause en est un simple déséquilibre entre l’énergie consommée (dépendant de nos choix alimentaires) d’une part et l’énergie dépensée d’autre part (principalement en raison de notre activité physique). » Le ministère de la Santé allemand affirme : « Le surpoids est le résultat d’une trop grande quantité d’énergie consommée par rapport à l’énergie dépensée. » En France, l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) indique quant à lui sur son site Internet : « Les origines de l’obésité et du surpoids sont multiples. L’excès d’apport énergétique par l’alimentation et l’insuffisance des dépenses sous forme d’activité physique jouent un rôle central. »

Cette façon de considérer le poids est si convaincante et si largement propagée qu’il est aujourd’hui pratiquement impossible de ne pas l’adopter. Et même si nous disposons d’innombrables preuves du contraire, – et quels que soient par ailleurs le temps et l’énergie que nous ayons consacrés au cours de notre vie à essayer sans succès de manger moins et de faire davantage d’exercice –, nous avons tendance à douter de notre propre jugement et de notre propre volonté plutôt que de cette croyance selon laquelle nos kilos superflus sont déterminés par le nombre de calories que nous consommons et dépensons.

J’aime citer une anecdote pour illustrer ce point de vue. Un physiologiste sportif reconnu, co-auteur d’une série de recommandations ayant trait à l’activité physique et à la santé publiées en août 2007 par l’American Heart Association (Association américaine de cardiologie) et l’American College of Sports Medicine (Association américaine de médecine sportive), m’a déclaré un jour que lorsqu’il avait commencé la course de fond dans les années 1970, il était « court, chauve et gros », tandis que maintenant, âgé d’une bonne soixantaine, il était « court, chauve et encore plus gros ». Entre-temps, il avait pris une quinzaine de kilos tout en courant pas moins d’environ 130 000 km, soit approximativement trois fois le tour de la Terre en passant par l’équateur. D’un côté, cet homme ne croyait pas que l’exercice physique suffise à tout résoudre en matière de stabilité pondérale mais d’un autre côté, il ne faisait pas de doute pour lui que s’il n’avait pas pratiqué la course à pied, il aurait pris encore plus de poids.

Lorsque je lui ai demandé s’il pensait réellement qu’en courant encore plus – en effectuant par exemple quatre tours de la planète au lieu de trois – il serait resté plus mince, il m’a répondu : « Je ne sais pas comment j’aurais pu être encore plus actif physiquement. Je n’avais pas le temps d’en faire plus. Mais si j’avais pu bouger deux ou trois heures par jour au cours des vingt ou trente dernières années, je n’aurais peut-être pas pris ce poids. » Qui sait, il aurait fort bien pu grossir quand même, mais cette éventualité ne lui venait pas à l’esprit : il était tout simplement prisonnier du modèle de pensée dominant.

Depuis des années, cette croyance selon laquelle les kilos superflus résultent d’un déséquilibre entre l’apport et la dépense de calories a témoigné d’une remarquable résistance à toute preuve du contraire. Imaginez un instant un procès pour meurtre au cours duquel des témoins dignes de foi se succèderaient à la barre, affirmant que le suspect se trouvait autre part au moment du crime, lui fournissant ainsi un alibi à toute épreuve, et où les jurés persisteraient néanmoins à considérer l’accusé comme coupable pour la simple raison que c’était ce qu’ils croyaient lorsque le procès a débuté !

Penchons-nous à présent sur l’épidémie d’obésité. De nos jours, les humains grossissent de plus en plus. Il y a cinquante ans, un Américain sur huit ou neuf aurait été officiellement considéré comme obèse. Aujourd’hui, le rapport est d’un sur trois. En outre, deux sur trois sont considérés comme étant en surpoids, c’est-à-dire que leur poids corporel est supérieur à ce qui est estimé comme sain par les autorités de santé publique. Aujourd’hui, les enfants sont plus gros, les adolescents aussi, et même les nouveau-nés sortent plus gros qu’avant du ventre de leur mère. Or, tout au long des décennies qu’a déjà duré cette épidémie d’obésité, le modèle de l’équilibre énergétique (apport / dépense de calories) a régné en maître. Par conséquent, les autorités sanitaires supposent que soit nous n’avons pas écouté leurs recommandations (manger moins et bouger plus), soit nous ne faisons pas ce qu’il faut.

Le journaliste Malcolm Gladwell a abordé ce paradoxe en 1998 dans le New Yorker. Il écrivait ceci : « On nous a dit qu’il ne fallait pas consommer plus de calories que nous n’en brûlions et que sans activité physique régulière, nous ne pourrions pas perdre de poids. Or, rares sont ceux qui parviennent réellement à suivre ces recommandations : c’est donc soit de notre faute, soit de la faute des recommandations. L’orthodoxie médicale penche naturellement en faveur de la première option. Les livres de régime penchent, eux, en faveur de la seconde. Étant donné le nombre de fois où l’orthodoxie médicale s’est trompée par le passé, cette seconde option ne doit pas être considérée comme irrationnelle a priori et il serait intéressant de déterminer dans quelle mesure elle peut être vraie. »

Après avoir interrogé le nombre requis d’autorités compétentes, Gladwell décida que c’était de notre faute, que nous « manquions de discipline […] ou de moyens » pour manger moins et bouger plus, tout en suggérant néanmoins que la responsabilité de la corpulence de certains d’entre nous incombait davantage à des défaillances de leurs gènes que de leur mental.

Dans le présent ouvrage, je soutiens quant à moi que la faute revient entièrement à la médecine orthodoxe, tant en ce qui concerne la croyance selon laquelle le surpoids provient d’une consommation excessive de calories que pour les recommandations qui en découlent. J’affirme que le modèle de l’équilibre entre l’apport et la dépense de calories est absurde, que ce n’est pas parce que nous mangeons trop et bougeons trop peu que nous grossissons et que ce n’est pas en faisant consciemment le contraire que nous pouvons résoudre ou éviter le problème. C’est dans ce modèle que réside pour ainsi dire le « péché originel », et nous ne trouverons jamais de solution à nos problèmes de poids personnels, ni encore moins aux problèmes sociétaux que constituent l’obésité, le diabète et les maladies qui s’y rattachent tant que nous n’aurons pas compris cela et changé de voie.

Cela ne signifie pas pour autant que je veuille suggérer qu’il existe une recette miracle pour perdre du poids, ou qu’il y en ait tout au moins une qui n’implique pas certains sacrifices. Mais la question est : que faut-il sacrifier au juste ?

La première partie de cet ouvrage présente les preuves qui contredisent le modèle recommandant l’équilibre entre calories consommées et calories dépensées. J’y étudie un grand nombre d’observations et de faits concrets que ce modèle échoue à expliquer, ainsi que les raisons pour lesquelles il a quand même été adopté et les erreurs qui en ont résulté.

La seconde partie présente la façon dont la recherche médicale européenne avait commencé à considérer l’obésité et l’excès de graisse corporelle juste avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale. Selon ce point de vue, qui est également le mien, il est absurde de considérer que l’obésité est causée par la suralimentation car tout ce qui fait croître l’être humain – en taille ou en poids, en masse musculaire ou graisseuse – l’amène à se suralimenter. Les enfants, par exemple, ne grandissent pas davantage parce qu’ils mangent voracement et consomment plus de calories qu’ils n’en dépensent, mais s’ils mangent autant (s’ils se suralimentent), c’est parce qu’ils grandissent. Ils leur est nécessaire de consommer plus de calories qu’ils n’en dépensent. La raison pour laquelle les enfants grandissent est qu’ils sécrètent des hormones qui les font grandir, des hormones de croissance. Et il y a toutes les raisons de croire que la croissance de nos tissus adipeux, qui entraîne, à terme, surpoids et obésité, est également générée et contrôlée par des hormones.

Aussi, plutôt que de définir l’obésité comme un trouble dû à un déséquilibre énergétique ou à la suralimentation comme le font les experts depuis un demi-siècle, les chercheurs européens que j’ai évoqués plus haut sont partis de l’hypothèse que l’obésité était fondamentalement liée à une accumulation excessive de graisses. C’est là ce qu’en philosophie, on qualifierait de « principe premier ». La véracité de ce principe est tellement évidente qu’il semble presque inutile de l’énoncer. Mais une fois qu’on l’a formulé, la question qui se pose naturellement est : qu’est-ce qui régule l’accumulation de graisse ? Ici, les hormones ou les enzymes qui, de même que les hormones de croissance font grandir les enfants, génèrent naturellement une accumulation de graisse corporelle sont inéluctablement susceptibles d’attirer sur eux l’attention de quiconque cherche à déterminer pourquoi certaines personnes grossissent et d’autres pas.

Au tournant des années 1950 et 1960, époque à laquelle on répondit à cette question de savoir ce qui régule l’accumulation des graisses, les médecins chercheurs européens avaient malheureusement disparu (victimes de la Seconde Guerre mondiale), emportant avec eux leurs idées sur l’obésité. Il s’avère que deux facteurs déterminent essentiellement la quantité de graisse que nous accumulons, et que tous deux sont liés à l’hormone insuline.

Premièrement : lorsque notre taux d’insuline est élevé, nous accumulons de la graisse dans nos tissus adipeux ; lorsque ce taux baisse, les tissus adipeux libèrent de la graisse qui est alors brûlée par notre organisme pour produire de l’énergie. Ce phénomène est connu depuis le début des années 1960 et n’a jamais suscité de controverse. Deuxièmement : notre taux d’insuline est déterminé par les glucides que nous consommons – pas à 100 %, mais en grande partie. Plus nous mangeons de glucides, et plus ces glucides sont sucrés et faciles à digérer, plus nous sécrétons d’insuline – autrement dit plus notre taux d’insuline sanguin est élevé et plus nous retenons de graisse dans nos cellules adipeuses. George Cahill, ancien professeur à la faculté de médecine de l’université de Harvard, ayant compté dans les années 1950 parmi les pionniers de la recherche sur la régulation de l’accumulation de graisse et ayant coédité en 1965 un ouvrage publié par l’American Physiological Society qui rassemblait les résultats de ces recherches, m’a récemment décrit le phénomène en ces mots : « Les glucides génèrent de l’insuline qui génère de la graisse ».

En d’autres termes, la science elle-même affirme clairement que ce sont les hormones, les enzymes et les facteurs de croissance qui régulent nos tissus adipeux comme ils le font avec l’ensemble des phénomènes du corps humain, et que ce n’est pas parce que nous mangeons trop que nous grossissons mais parce que les glucides que contient notre alimentation nous font grossir. La science nous dit que l’obésité résulte en fin de compte, non d’un déséquilibre calorique mais d’un déséquilibre hormonal, et plus spécifiquement de la stimulation de la sécrétion d’insuline causée par l’absorption d’aliments glucidiques faciles à digérer tels que les glucides raffinés – parmi lesquels la farine et les céréales –, certains féculents comme les pommes de terre, et les sucres – parmi lesquels le saccharose (sucre blanc) et le sirop de glucose-fructose. Ce sont ces glucides qui nous font grossir et, parce qu’ils nous font accumuler de la graisse corporelle, qui augmentent notre sensation de faim et nous rendent plus sédentaires.

Voilà la raison fondamentale pour laquelle nous grossissons. Si nous souhaitons (re)devenir minces et le rester, il nous faut comprendre et accepter cette réalité, et nos médecins (et peut-être est-ce encore plus important) vont eux aussi devoir la comprendre et l’admettre.

Si votre seul but en lisant ce livre était d’obtenir une réponse à la question « Que dois-je faire pour rester mince ou perdre mes kilos superflus ? », alors voici la réponse que vous attendiez : évitez les aliments riches en glucides et gardez à l’esprit que plus un aliment est sucré ou facile à consommer et à digérer (les glucides liquides tels que la bière, les jus de fruits et les sodas étant probablement les pires), plus il risque de vous faire grossir – et plus il est conseillé de l’éviter.

Ce message est loin d’être nouveau. Jusqu’aux années 1960, c’était l’opinion exprimée par le bon sens populaire (j’y reviendrai plus tard). Jusqu’à cette époque, les aliments riches en glucides – le pain, les pâtes, les pommes de terre, les aliments sucrés, la bière – avaient la réputation de faire particulièrement grossir, et quiconque ne voulait pas prendre de poids évitait donc d’en manger. Depuis lors, le message a été répété par d’innombrables livres de régime, parmi lesquels de nombreux best-sellers. Mais cette donnée fondamentale a tellement été malmenée et les recherches qui s’y rapportent ont tellement été déformées ou mal interprétées – tant par les promoteurs des régimes faibles en glucides que par ceux qui affirment avec force que ces régimes ne sont rien d’autre qu’une vogue dangereuse (c’est notamment le cas de l’American Heart Association) –, que j’estime nécessaire de l’analyser de nouveau. Si vous trouvez l’argument suffisamment convaincant pour vouloir modifier votre alimentation en conséquence, tant mieux. Cet ouvrage vous fournira des recommandations pour ce faire, fondées sur les leçons de cliniciens ayant durant des années traité des patients en surpoids et, par ailleurs, fréquemment atteints de diabète.

Au cours des presque sept décennies qui se sont écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, époque où l’on débattit des causes de la prise de poids – calories ou glucides ? –, cette question a souvent paru relever davantage de la religion que de la science. En effet, il existe tant de croyances différentes en matière d’alimentation saine que l’interrogation scientifique « Pourquoi grossissons-nous ? » a disparu en chemin, éclipsée par des considérations éthiques, morales et sociologiques qui, tout en étant valables en soi et certainement dignes d’être discutées, sont totalement étrangères à la science et n’ont pas leur place dans une enquête scientifique.

Normalement (ou peut-être idéalement), les régimes hypoglucidiques remplacent les glucides par des portions supplémentaires de produits d’origine animale : œufs au petit déjeuner, viande, poisson ou volaille au déjeuner et au dîner. Les conséquences de ce choix alimentaire exigent une réflexion. Notre dépendance des produits d’origine animale ne nuit-elle pas d’ores et déjà à l’environnement et ce phénomène ne risque-t-il pas d’empirer ? L’élevage de bétail n’est-il pas l’une des premières causes du réchauffement climatique, du manque d’eau et de la pollution de notre planète ? Lorsque nous réfléchissons à une alimentation saine, ne devons-nous pas penser à ce qui est bon pour la Terre autant qu’à ce qui est bon pour nous ? Avons-nous le droit de tuer des animaux pour les manger ? De les faire travailler pour produire nos aliments ? Le seul mode d’alimentation défendable d’un point de vue moral et éthique n’est-il pas végétarien, voire végétalien ?

Toutes ces questions sont importantes et demandent que l’on s’y intéresse, individuellement comme collectivement. Néanmoins, elles n’ont pas leur place dans la discussion scientifique et médicale sur les raisons pour lesquelles nous prenons du poids. Personnellement, c’est ce dernier sujet que je m’apprête à explorer dans les pages qui suivent, ainsi que le fit Hilde Bruch il y a aujourd’hui plus de 70 ans. Pourquoi sommes-nous trop gros ? Pourquoi nos enfants sont-ils trop gros eux aussi ? Et que pouvons-nous entreprendre contre cela ?

Lire aussi l'entretien avec Gary Taubes ici.

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