Paul Scheffer : Pour plus de sociologie et d’éthique dans la formation des diététiciens

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 02/04/2012 Mis à jour le 06/02/2017
Les 16 et 17 mars 2012 s'est tenu le deuxième colloque de  l'Association de Diététique et Nutrition Critiques (ADNC) à l'université Paris 8.Le thème retenu était cette année « Formation, esprit critique, et place du politique ».Nous revenons ici avec Paul Scheffer, président de l'association, sur ces deux journées.

LaNutrition.fr : Pourquoi avoir porté votre attention sur la formation des professionnels de santé à la nutrition et la diététique ?

Paul Scheffer : l'an passé, notre premier colloque (1) avait porté sur les stratégies d'influence au service d'intérêts économiques en compétition avec ceux de la santé publique, des carences des pouvoirs publics dans leur rôle de régulateur en la matière, et des initiatives de professionnels et de citoyens ayant permis de faire avancer les choses dans le champ de la santé, comme le Formindep en médecine, ou le Réseau Environnement Santé pour la question du Bisphénol A, et qui constituent des sources d'inspiration de ce qui pourrait se faire dans le champ de la nutrition et de la diététique.

Le scandale de l'affaire du Mediator a jeté une lumière crue sur les dysfonctionnements du système de santé français et souligné la nécessité d'une meilleure formation critique des médecins (2). Ceci nous a conduit à nous interroger sur la formation des diététiciens. De plus, le cursus des diététiciens est en passe d'être refondu, devant passer de deux à trois années de formation, c'est donc maintenant que l'on doit se poser ces questions pour espérer que certaines réflexions liées à l'indépendance et au sens du métier soient prises en compte dans le nouveau référentiel de compétences de la formation.

Quels sont les points importants sur lesquels ont porté les interventions lors de ces journées?

La communauté des diététiciens et des nutritionnistes réclame à juste titre de la psychologie pour le prochain cursus de formation. Quelques intervenants lors de notre colloque ont exprimé ce qu'ils pouvaient attendre d'un tel apport, mais aussi leurs inquiétudes par rapport à ce qui pourrait être transmis en la matière, et qui pourrait par exemple plus se rapprocher d'une approche comportementaliste réductrice que d'une psychologie soucieuse d'aborder les choses dans la complexité qu'on retrouve sur le terrain et dont Michelle Le Barzic ou Isabelle Darnis ont pu faire écho notamment.

D'autres interventions, dont la mienne, ont souligné l'importance qui devrait être donnée à d'autres disciplines des Sciences Humaines dont il est rarement fait mention, la sociologie notamment. Celle-ci pourrait donner des repères clairs aux futurs professionnels de la diététique et de la nutrition concernant les stratégies d'influence, qui ne manquent pas, auxquelles ils pourront être confrontés lors de l'exercice de leur métier ou dont ils peuvent être plus ou moins directement la cible. Un certain nombre de travaux de grande qualité, dont l'ouvrage de l'universitaire Marion Nestle Food Politics – How the Food Industry Influences Nutrition and Health constituent une base suffisamment solide pour aborder ces dimensions pour l'instant totalement absentes et qui s'avèrent à notre sens déterminantes pour la qualité des pratiques professionnelles. Nous nous réjouissons ainsi que certains membres des commissions ayant travaillé sur le futur référentiel en aient fait la demande explicite (3), et espérons que la formation à venir en tiendra vraiment compte.

Les Sciences Humaines pourraient-elles jouer d’autres rôles dans la nouvelle formation ?

Pour ce qui est de la sociologie, celle-ci pourrait également renseigner les futurs diététiciens qui travailleront pour la moitié d'entre eux sans doute à l'hôpital sur le fonctionnement des structures de soin et les logiques actuelles sous-jacentes à leur restructuration. Cela permettrait sans doute d'éviter des désenchantements trop brutaux en arrivant sur le terrain suite à l'obtention du diplôme, entre les idées que l'on peut se faire et les réalités des conditions d'exercice qui semblent se détériorer actuellement.

La sociologie pourrait également sensibiliser les étudiants sur les effets indésirables et  contre-productifs qui peuvent découler des interventions de soin, et cela est particulièrement vrai dans le domaine de l'alimentation où les conseils nutritionnels peuvent revêtir une dimension normative voire prescriptive pouvant avoir des effets très problématiques sur les personnes soignées. Les travaux du sociologue Jean-Pierre Poulain ou de la psychologue clinicienne Michelle Le Barzic sont très éclairants à ce sujet, notamment au sujet de l'obésité (4).

Quelle est la place de l’éthique dans ces nouveaux cursus ?

L'éthique et la déontologie devraient également occuper une véritable place, être discutées, et ne pas se résumer aux deux pages du code de bonnes pratiques de l'Association Française des Diététiciens et Nutritionnistes. En la matière il serait intéressant d'aborder le fait que nombre de personnes à haute responsabilité dans le milieu de la nutrition en France, ont des relations plus ou moins étroites avec les milieux industriels, et les problèmes que cela peut poser en termes d'éthique professionnelle. Nous avons souligné l'intérêt des travaux comme ceux de M. Poulain cité plus haut concernant l'aspect problématique que peut entrainer la médicalisation de certains actes sociaux dont l'alimentation, mais la vision très optimiste de la science et de l'apport des industriels à son fonctionnement dont il témoigne me paraît regrettable. Celle-ci peut-elle découler des nombreux contacts et interactions avec les industriels que ce dernier entretient, comme avec la fondation Nestlé « Manger mieux pour vivre mieux » par exemple à laquelle j'avais consacré un article sur votre site? La question mériterait sans doute d'être abordée et discutée...

Il serait aussi important à mon sens que les étudiants bénéficient d'un minimum d'histoire des sciences de la nutrition et de la diététique, afin notamment de mieux percevoir le côté relatifs et évolutifs des savoirs dans leur domaine, et avoir une meilleure compréhension de comment se fait la science, que ce n'est pas un secteur « pur », « impartial », forcément « vrai » comme me l'a dit un jour une future diététicienne, mais que la science est elle aussi traversée par différents intérêts, notamment économiques qui affectent son fonctionnement et ses résultats.

Cette deuxième journée a laissé une large place à des professionnels du secteur médical, pourquoi cela?

Nous avons voulu laisser la parole à différents acteurs du milieu médical car nous estimons qu'il y a de nombreuses démarches et réflexions qui y ont lieu qui pourraient être sources d'inspiration pour le domaine de la nutrition et de la diététique. L'ADNC revendique d'ailleurs s'être grandement inspirée du Formindep à sa fondation, les conflits d'intérêts et l'indépendance dans la formation et l'information en la matière étant aussi un enjeu crucial dans le domaine de la nutrition et de la diététique.

Quelques exemples ?

Le jeune médecin généraliste Louis-Adrien Delarue qui a rejoint récemment le Conseil d'Administration du Formindep est venu nous parler de la thèse de médecine qu'il a soutenue et qui portait sur l'indépendance de la Haute Autorité de Santé, un sujet sensible qui n'a pas manqué de déclencher toute une série de réactions au sein de la communauté médicale auxquelles Louis-Adrien Delarue a su faire face avec beaucoup de courage et d'à propos, notamment en s'entourant d'alliés précieux. Son témoignage a été poignant, instructif et source d'inspiration à plus d'un titre!

Zoéline Froissart est étudiante en médecine et membre de l'Association MEDSI (Mobilisation Etudiante pour le Développement de la Solidarité Internationale), qui permet à de nombreux étudiants en médecine mais pas seulement, de se former autrement parallèlement à leur cursus officiel, sur ce qu'est le soin ou les enjeux d'une formation plus indépendante en médecine par exemple, et de trouver la stimulation et le soutien d'autres étudiants ayant ce même souci. Alors que les études médicales figurent parmi les plus ardues, des centaines d'étudiants ont cherché à se réapproprier une partie du cours de leur formation et d'en interroger le sens et les finalités de leurs pratiques futures. Si les étudiants en médecine arrivent à le faire, pourquoi pas les étudiants en diététique?

Nicolas Lechopier est docteur en Philosophie, il enseigne notamment dans une faculté de médecine à Lyon, où un module de Sciences Humaines (SHS) est dispensé en première année. Il était intéressant de voir à quoi peut ressembler un tel module de SHS, et d'entendre ses doutes sur la portée de cet enseignement accoler à la formation sans réelle réflexion sur le cursus, et pouvant avoir comme effet contre-productif de cantonner les apports potentiels des SHS aux problèmes bioéthiques, laissant dans l'ombre celles d'ordre plus socioéconomiques et politiques.

Quelles suites donner à ce colloque?

Nous allons mettre assez rapidement en ligne si tout va bien l'ensemble des interventions que nous avons pu enregistrer et filmer. Nous souhaitons dans un second temps éditer les Actes de ce colloque, comme nous sommes en train de terminer de le faire pour celui de l'an passé. Nous espérons que ces ressources pourront inspirer des débats et des réflexions dans les cercles des diététiciens, des nutritionnistes, et plus largement dans l'ensemble des professionnels et des étudiants du domaine de la santé... en donnant peut-être l'envie à certains de nous rejoindre et de continuer l'aventure avec nous.

Références

(1) « Nutrition, intérêts économiques, et pouvoir politique : quelle éducation critique? », 27 et 28 mai 2011, Université Paris 8. Actes bientôt disponibles.

(2) Pr Philippe Even, Pr Bernard Debré, Les leçons du Mediator – Intégralité du rapport sur les médicaments, Le Cherche-Midi, Paris, 2011

(3) Le tract du syndicat CFDT « Diététicien Réingénieurie Diplôme » affirme que parmi les « Les principales revendications avancées, portées et obtenues par la CFDT » dans la négociation pour la future formation figure le « Renforcement des capacités d’analyse des professionnels avec connaissance des différents modes de lobbying. Ces éléments seront apportés en formation ».

(4) Poulain J-P, Sociologie de l'obésité, Puf, 2009

(5) Le Barzic Michelle, Pouillon M, La meilleure façon de manger, Odile Jacob, 1998

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