Comment l’industrie pharmaceutique nous fait avaler ses médicaments inutiles

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 17/09/2012 Mis à jour le 17/02/2017
Point de vue

Une étude américaine permet de comprendre pourquoi des centaines de milliers de personnes se voient prescrire des médicaments inutiles, là où une simple modification du mode de vie suffirait.

Si l’on se fie aux chiffres rassemblés dans les comptes nationaux de la santé de 2010, le volume des médicaments consommés en France augmente en moyenne de près de 5% par an depuis 2000. La parution du livre des Dr Even et Debré qui s’en prend à la prescription de médicaments inutiles est l’occasion de se demander comment dans une société raisonnable, qui se dit cartésienne, on peut continuer de prescrire avec l’encouragement des pouvoirs publics des médicaments souvent sans utilité clinique (ou à des doses exagérées), aux effets secondaires graves, pour un coût exorbitant.

Un article publié dans le numéro de septembre/octobre 2012 des Annals of Family Medicine éclaire ce phénomène d’un jour très instructif. (1)

Linda Hunt (Université du Michigan, East Lansing) a analysé avec son équipe la prise en charge des patients atteints de diabète de type 2 et d'hypertension artérielle dans 44 cabinets médicaux du Michigan en 2009 et 2010. Les chercheurs ont conduit des entretiens avec 58 médecins, des infirmières et des auxiliaires de santé ; ils ont assisté à 107 consultations avec 12 praticiens dans 6 cliniques et interrogé 70 patients traités par ces 12 cliniciens.

89% des patients interrogés prenaient de nombreux médicaments : 5 médicaments ou plus pour 51% d’entre eux, ce qui relève de la polymédication et augmente de manière exponentielle le risque d’effets indésirables.

En moyenne, les 70 patients prenaient 4,8 médicaments chaque jour. 57% d’entre eux prenaient des médicaments pour des troubles (gastriques et respiratoires) vraisemblablement déclenchés par leur traitement. 70% des patients avaient souffert d’effets indésirables liés au traitement du diabète ou de l’hypertension. Pourtant aucun des médecins, sauf un, n’avait jugé utile de diminuer les doses ou changer de traitement.

Comment en est-on arrivé à prescrire tant ?

Réponse des chercheurs dans cet article : « Nous avons relevé un scénario commun : les patients ont commencé à prendre des médicaments à la suite d’examens avec des résultats modérément élevées, ils ont développé de nouveaux symptômes, ont subi d’autres examens avec des résultats là aussi en dehors des valeurs de référence et on leur a prescrit plus de médicaments.  Ces médicaments devaient être pris en permanence afin que leurs résultats biologiques reviennent dans les valeurs de référence. »

Les auteurs de cette étude expliquent aussi que lorsqu’un patient est diagnostiqué avec une maladie, le diabète par exemple, les valeurs de référence pour d’autres paramètres comme la pression artérielle et le cholestérol sont plus strictes. C’est ainsi que de nouveaux médicaments apparaissent « en cascade » sur l’ordonnance.

Lorsqu’ils ont pu assister à des consultations, les chercheurs ont noté que les médecins se focalisaient de manière quasi systématique sur la prescription de médicaments sans aborder - ou très peu - l’alimentation et l’exercice physique.

Tous les médecins interrogés prescrivaient au moins 2 médicaments pour l’hypertension ou le diabète et 43% associaient souvent 3 médicaments et plus.

Dans cette étude, 67% des médecins disent qu’ils suivent en cela les recommandations de pratique médicale. Seuls 4% s’interrogent sur le bien-fondé de ces pratiques.

Ces pratiques sont édictées par les agences gouvernementales : aux Etats-Unis la FDA, en France l’Afssaps.

Derrière les recommandations officielles, le marketing des labos

Prenons la valeur de cholestérol-LDL (le soi-disant « mauvais cholestérol »). Les experts de l'Afssaps considèrent depuis 2005 que le taux de LDL doit être inférieur à 1 g/l chez les patients atteints de maladie cardiovasculaire avérée ou ayant un risque équivalent (diabète de type 2 à haut risque, probabilité de survenue d'un événement coronarien supérieure ou égale à 20 % dans les 10 ans à venir).

Or en 2000, l’objectif en prévention secondaire (dans le cas d’une maladie coronarienne) fixé par l’Anaes et l’Andem était de ne pas dépasser 1,3 g/l. Il a donc été abaissé de 23% en cinq ans.

Les chercheurs de l’université du Michigan relèvent que cet abaissement au cours du temps des valeurs-cibles de référence touche quasiment tous les paramètres biologiques, ce qui stimule la prescription des médicaments.

Ces valeurs de référence fixées en 2000 puis en 2005 aux médecins sont-elles issues des résultats d’études indépendantes ? Pas du tout. L’Afssaps indique clairement que « les valeurs de la LDL-cholestérolémie retenues comme objectifs thérapeutiques ne sont pas des valeurs expérimentales définies par des essais d’intervention ni par des analyses coût-bénéfice. Elles ont été fixées consensuellement (avis d’experts et recommandations européennes et internationales actuelles). »

Ces recommandations « consensuelles » d’experts sont bizarrement en contradiction avec les données disponibles à l’époque sur l’intérêt clinique (et la sécurité pour les patients) d’abaisser le LDL à un tel niveau. (2)

Evidemment, une bonne partie des « experts » qui ont présidé à ces recommandations ont des liens étroits et réguliers avec l’industrie pharmaceutique et/ou agro-alimentaire (qui commercialise des aliments « anti-cholestérol »). Il en va de même de la plupart sinon la totalité des sociétés dites savantes dont la liste est donnée dans les rapports de 2000 et de 2005.

La pression des laboratoires ne s’exerce pas que sur les agences et leurs experts.

Les auteurs de l'étude américaine ne nous apprennent rien en écrivant que les médecins sont la cible d’un marketing lourd. Mais ils donnent quelques chiffres. Sur les 53 médecins qui ont accepté d’aborder la question épineuse du marketing des labos, 72% ont déclaré avoir des contacts réguliers avec les représentants des sociétés pharmaceutiques ; 62% d’entre eux voient 10 visiteurs médicaux chaque semaine et 77% trouvent que les informations qu’ils reçoivent de ces visites sont « utiles ».

Conclusion des auteurs de cette étude : si l'on veut que la prescription de médicaments inutiles baisse, les personnes ayant des liens avec l’industrie pharmaceutique devraient être écartées des commissions qui rédigent les guides de bonnes pratiques, et les médecins dissuadés de rencontrer les représentants des laboratoires.

Lire aussi : Statines et cholestérol : la longue marche vers la vérité

Lectures conseillées : Une ordonnance pour la France (Frédéric Bizard) et Trop de médecine, trop peu de soins (Dr C. Béraud)

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Références

(1) Hunt LM, Kreiner M, Brody H. The changing face of chronic illness management in primary care: a qualitative study of underlying influences and unintended outcomes. Ann Fam Med. 2012 Sep;10(5):452-60. PubMed PMID: 22966109.

(2) Hayward RA, Hofer TP, Vijan S. Narrative review: lack of evidence for recommended low-density lipoprotein treatment targets: a solvable problem. Ann Intern Med. 2006 Oct 3;145(7):520-30. Review. PubMed PMID: 17015870.

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