Idée reçue n°3 « Il faut attendre les résultats des études cliniques »

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 20/05/2008 Mis à jour le 01/03/2017
Faut-il attendre d'avoir des preuves irréfutables pour utiliser des compléments alimentaires ?L'excès de prudence n'est pas toujours la bonne réponse

Pour éviter de conseiller plus largement l’usage de compléments nutritionnels, les nutritionnistes plaident la prudente ignorance du scientifique : « Nous ne connaissons, disent-ils, ni les conséquences réelles des déficits nutritionnels, ni les effets des compléments. Conduisons des études cliniques, et quand tous les résultats seront connus, nous ferons des recommandations. » Cet argument paraît frappé au coin du bon sens, et c’est la raison pour laquelle il fait si souvent mouche dans les cercles gouvernementaux, les médias et l’opinion. Seuls des irresponsables, en effet, accepteraient de se passer de preuves avant de faire des recommandations qui engagent la santé. Cela d’autant plus, renchérissent les nutritionnistes, que dans le passé, deux études ont montré que des compléments alimentaires de bêta-carotène, au lieu de prévenir le cancer, l’ont favorisé.

Une prudence choquante

En réalité, cette attitude « prudente » est profondément choquante sur le plan de la santé publique.

Le grand public doit savoir qu’on ne peut pas appliquer à la recherche en nutrition exactement les mêmes méthodes que celles de l’industrie pharmaceutique. Les études cliniques, qui consistent à comparer sur des volontaires les effets d’une molécule et ceux d’un placebo, ont été inventées et formatées pour les besoins de la recherche pharmaceutique, qui met au point des médicaments. Dans certains cas, elles peuvent être adaptées à l’étude d’un nutriment - par exemple, les acides gras de poisson en prévention de l’infarctus ou en traitement de la dépression. Vouloir systématiser leur usage en matière de recherche nutritionnelle témoigne d’une attitude réductionniste. Non seulement est-il pratiquement et financièrement impossible de mettre sur pied les innombrables études cliniques qui permettraient d’examiner, et ce pendant plusieurs années, les effets d’un nutriment isolé sur chaque sous-groupe de la population, mais ce n’est pas toujours souhaitable.

Dans l’alimentation, les nutriments interagissent en permanence sous leur forme naturelle. Le cas le plus connu est celui des antioxydants, qui s’épaulent en permanence au niveau cellulaire.

Pour avoir oublié cette règle simple, l’Institut National du Cancer des Etats-Unis a conduit dans les années 1990 deux grandes études cliniques aux résultats catastrophiques : la Beta Carotene and Retinol Efficacy Trial (CARET) et l’Alpha-Tocopherol, Beta-Carotene Cancer Prevention Study (ATBC) qui ciblaient deux populations à haut risque de cancer du poumon.

-  L’étude CARET, conduite auprès de 18 500 fumeurs, ex-fumeurs ou travailleurs exposés à l’amiante a été arrêtée prématurément lorsque les chercheurs ont réalisé que le groupe qui prenait un supplément quotidien de 30 mg de bêta-carotène et de 25 000 UI de vitamine A avait un risque de cancer du poumon augmenté de 28 % par rapport au placebo.

-   Dans l’étude ATBC, conduite auprès de 29 1330 fumeurs, le risque de cancer du poumon a été augmenté de 16 % avec la prise quotidienne de 20 mg de bêta-carotène.

Un nutriment n'est pas un médicament

En dépit de leur impact très négatif sur l’opinion, ces deux études nous ont apporté la confirmation qu’un nutriment n’est pas un médicament.

D’abord, l’environnement peut altérer le comportement d’un nutriment. Dans le cas des études CARET et ATBC, il est clair que l’intensité du tabagisme a modifié les effets préventifs du bêta-carotène. Dans l’étude ATBC, le bêta-carotène a augmenté le risque de cancer chez les gros fumeurs (20 cigarettes ou plus par jour), mais n’a entraîné aucun risque supplémentaire chez ceux qui fumaient moins de 20 cigarettes quotidiennes. Dans l’étude CARET, le risque de cancer est augmenté chez les personnes qui fumaient au commencement de l’étude (+ 42%), mais pas chez les gros fumeurs qui avaient arrêté le tabac avant le début de l’étude. Par rapport à ceux qui prenaient un placebo, ces anciens fumeurs qui prenaient du bêta-carotène et de la vitamine A ont vu leur risque de cancer baisser de 20% (même si le résultat n’est pas significatif sur le plan statistique).

Ensuite, il faut être très prudent lorsque l’on s’avise de transposer directement les processus de la recherche pharmaceutique à la recherche en nutrition. Dans la mesure du possible, les études cliniques devraient tester les substances mêmes que l’on trouve à l’état naturel dans notre alimentation. Le bêta-carotène synthétique employé dans les études CARET et ATBC se comporte différemment du bêta-carotène naturel. Par exemple, à la dose de 20 mg/jour comme dans l’étude ATBC, il entraîne une augmentation de 400% de la teneur du plasma en bêta-carotène.

Les mêmes difficultés se retrouvent dans le cas de la vitamine E. Le terme de vitamine E désigne deux familles de substances, les tocophérols et les tocotriénols, dont il existe 2x4 isomères. La plupart des études portant sur la vitamine E utilisent un seul de ces isomères, l’alpha-tocophérol, de surcroît sous sa forme synthétique, le d-l-alpha-tocophérol - alors qu’un mélange d’isomères naturels serait plus approprié.

Enfin, les investigateurs doivent impérativement tenir compte de la synergie entre nutriments. Alors que les études portant sur des nutriments isolés ont donné des résultats décevants, celles qui proposaient une association de plusieurs substances nutritionnelles ont le plus souvent permis de diminuer les risques de maladie.

Si les études cliniques sont fréquemment inadaptées à la recherche nutritionnelle, comment alors prouver l’intérêt des compléments alimentaires ? En accordant à l’épidémiologie un poids au moins aussi important qu’aux études cliniques. L’épidémiologie, dont il existe de nombreuses variantes, consiste à observer des groupes de la population, par exemple ceux qui ont peu de vitamine D, et à comparer leur santé à celle de ceux qui en ont beaucoup. Il existe aujourd’hui des dizaines de milliers d’études épidémiologiques qui, prises collectivement, permettent raisonnablement de dire que  les déficits nutritionnels doivent être corrigés, par une meilleure alimentation, l’enrichissement des aliments ou les compléments alimentaires, au risque de conduire à des troubles graves. Ces troubles mettent des décennies à se déclarer en raison de nos capacités de résilience, c’est-à-dire l’extraordinaire aptitude du corps humain à s’accommoder, à court et moyen terme, de conditions biologiques défavorables (comme dans la famine ou au contraire dans l’obésité). Voilà pourquoi, la plupart du temps, les déficits en vitamines, minéraux, acides gras, ne se manifestent pas par des symptômes marqués, qui mettent l’existence en danger. Mais par une altération discrète des processus biochimiques qui, à la longue, lorsque l’organisme a épuisé ses capacités de résilience, conduisent à la maladie : dépression, trouble cognitif, infarctus, cancer, ostéoporose, diabète, Parkinson…

Faut-il attendre les résultats d’études cliniques aléatoires pour conseiller le grand public, au risque de voir les déficits faire le lit des maladies chroniques ? Voici ce qu’en pense Gladys Block (université de Californie, Berkeley), une autorité mondiale dans le domaine de la nutrition : « Certains chercheurs prétendent que les essais cliniques représentent le seul standard « en or » pour tester des hypothèses concernant des facteurs alimentaires et la santé. Avec les autorités de la santé, ils soutiennent que tout jugement scientifique et toute allégation santé doivent être suspendus tant que les hypothèses ne sont pas prouvées par une étude clinique. Je soutiens que, pour la plupart des hypothèses qui ont une signification large en matière de santé publique (...), les études cliniques sont à la fois inappropriées et souvent impossibles. (...) Seul l’examen solide des preuves obtenues en laboratoire et par l’épidémiologie peut nous aider à approcher des réponses. (...) Pour de nombreuses questions concernant le rôle des facteurs nutritionnels dans la prévention primaire des maladies à long délai d’apparition, la seule réponse se trouve dans une synthèse intelligente. »

Les nutritionnistes qui conseillent d'attendre ont tort

Voici ce qu’en dit Jeffrey Blumberg, Directeur du laboratoire de recherche sur les antioxydants, Directeur associé du Centre de recherche en nutrition humaine à l’université Tufts de Boston : « Les nutritionnistes qui conseillent d’attendre ont tort. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de dire au public : "Donnez-nous encore 10 ou 20 ans, parce qu'on veut être absolument sûrs." Ce n'est ni fair-play, ni acceptable. Refuser de communiquer au grand public l'information que nous possédons est une erreur, en particulier au moment où nous sommes confrontés à une grave crise de la santé publique pour ce qui est des maladies chroniques. Nous avons suffisamment d'informations aujourd'hui pour faire des recommandations. (...) Le moment est venu de prendre la parole et de dire que le bénéfice des suppléments est hautement probable et qu'il n'y a pas de risque de toxicité. »

Même son de cloche à l’Ecole de santé publique de Harvard (Boston), où l’on déclare, par la voix du docteur Meir Stampfer : « Il est possible de faire des recommandations à partir des données provenant des études de prévention secondaires et des études de progression de ces maladies, plutôt que d’attendre les résultats d’études de prévention primaires, qui seront massives, onéreuses et longues. »

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