Serge Ahmed : "On peut être aussi dépendant au sucre qu’à une drogue"

Par Thierry Souccar - Journaliste et auteur scientifique, directeur de laNutrition.fr Publié le 08/03/2022 Mis à jour le 15/03/2022
Point de vue

Serge Ahmed est neurobiologiste et directeur de recherches au CNRS et à l’université de Bordeaux. Avec son équipe, il a exposé expérimentalement les mécanismes de la dépendance au sucre.

LaNutrition.fr : Peut-on être aussi dépendant au sucre qu’à une drogue ?

Serge Ahmed : Oui. Ce n’est pas encore reconnu officiellement comme un trouble mental, mais il existe une relation de dépendance à certains aliments, comme les aliments sucrés, qui ressemble à la relation addictive à certaines drogues.

Pour aller plus loin, lire : Peut-on être accro au sucre ? (Abonné)

LN : Vous avez été pionnier dans la recherche sur le potentiel addictif du sucre. Quel a été le point de départ ?

S. A. : Nous avons publié en 2007 le résultat d’expériences commencées en 2003-2004 sur des modèles animaux. Au départ, on s’intéressait aux drogues. On avait montré que l’accès prolongé à l’héroïne et la cocaïne entraîne chez le rongeur une consommation excessive et des modifications neurobiologiques dans le cerveau. Mais pouvait-on réellement parler de perte de contrôle dans la mesure où nos rats avaient accès à une drogue, mais pas d’autre choix ? On a donc décidé d’introduire un choix. On a proposé aux animaux de choisir entre drogue et aliment sucré. Nous avions fait l’hypothèse que les animaux préfèreraient la drogue puisqu’ils y avaient été exposés de manière prolongée. Mais nous avons observé l’inverse : les animaux ont préféré le sucré et arrêté de prendre de la drogue. Nous avons réalisé de nombreuses expériences pour contrôler ces résultats, nous assurer qu’ils n’étaient pas entachés de biais. Aujourd’hui, ces résultats ont été reproduits par d’autres équipes, et avec d’autres drogues. Ils sont donc solides.

LN : Comment ces travaux ont-ils été prolongés ?

S. A. : Ces expériences ont contribué à la prise de conscience que le sucre pouvait avoir un potentiel addictif, et que cette dimension avait été négligée. Depuis, nous avons passé la balle aux cliniciens, neuroscientifiques et épidémiologistes. En 2009, des chercheurs de l’université Yale, aux USA, se sont demandé si l’on peut appliquer aux nourritures hautement palatables les critères utilisés pour rendre compte de l’addiction aux drogues, et si l’on peut identifier des populations dépendantes de ces aliments. Ainsi est née l'échelle de dépendance alimentaire de Yale qui évalue les signes d'un comportement alimentaire de type addictif. (1)

LN : Qui souffre d’une dépendance au sucré ?

S. A. : 5 à 10% des individus en population générale présentent des comportements d’addiction aux aliments. Il s’agit pour la plupart d’aliments industriels avec des sucres ajoutés, ou des sucres et graisses ajoutés. Les taux d’addiction sont plus élevés chez les personnes obèses : ainsi, 20 à 30% des personnes dont l’indice de masse corporelle est supérieur à 30 seraient dépendantes à la nourriture.

LN : Comment cette dépendance se traduit-elle au plan biologique ?

S. A. : Biologiquement, le sucre sous diverses formes, boissons sucrées ou aliments solides sucrés, active le circuit dopaminergique, celui de la récompense et ce, dès la gustation. On a des cellules spécialisées qui reconnaissent le sucre, ce qui active en conscience les réseaux dopaminergiques. Récemment, une composante post-ingestion a été identifiée, qui est inconsciente et implique des cellules du tube digestif ; ces cellules sont connectées au circuit de la récompense via l’activation du nerf vague.

LN : Après la parution de vos travaux avez-vous été approché par l’industrie ?

S. A. : À l’époque, j’ai été approché par l’organisme de promotion du sucre, le CEDUS, aujourd’hui Cultures Sucre. J’ai été également contacté par un représentant de la société Kraft Foods et par Ferrero. Mais je n’ai pas donné suite.

Comment se prémunir ou se débarrasser d’une addiction au sucre ?

S. A. : En prévention, il faudrait s’appuyer sur des mesures collectives comme la taxation, la réduction de la publicité destinée aux enfants, des incitations pour pousser les industriels à ne plus fabriquer d’aliments enrichis en sucre. Au plan individuel, on peut sensibiliser à la problématique du sucre. Mais si on est déjà dépendant, alors il ne faut pas hésiter à se tourner vers les addictologues et psychologues. Il existe des traitements médicamenteux comme la naltrexone et des traitements non médicamenteux comme les thérapies cognitives et comportementales.

(1) NdR. : Cette échelle traduit les critères de diagnostic de la dépendance aux drogues énoncés dans le DSM-IV pour les rapporter à la consommation d'aliments.

Pour aller plus loin, lire : Sucre l'amère vérité et Sugarland

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