Les maîtres Yoda de la nutrition française

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 28/04/2006 Mis à jour le 17/02/2017
La lecture du numéro du Monde daté du 27 mai 2005 est venue me rappeler, en ces temps de Guerre des Etoiles que l'espace intergalactique n'a pas le monopole des Maîtres Yodas. Selon le dictionnaire subjectif du site Crieur.com, le Yoda "a la sagesse et la circonspection prodigieuses et fait des phrases à la structure toute tourneboulée." Toute ressemblance avec les "sages" de la nutrition française est évidemment fortuite !

Des mandarins aux Yodas

Il y a toujours eu en médecine des personnages hégémoniques. Autrefois, on les appelait avec un respect teinté d'agacement les Mandarins. Sentencieux, doctes, pesants, castrateurs pour leurs pairs, ils étaient tout cela. Mais ils exerçaient leur pouvoir dans le périmètre clos de l'hôpital public ou du Conseil de l'Ordre. Ils faisaient rarement intrusion dans la sphère privée et il y avait une raison à cela : le savoir médical ne se partageait pas. Comme les médecins en étaient les seuls détenteurs, ils lavaient leur blouse sale en famille.
Tout a changé avec la vogue de la nutrition, qu'on appelait autrefois diététique et, avant même que les diététiciens et les médecins s'en mêlent, l'alimentation ou le régime. Dieu merci, vous êtes encore libre de suivre le régime que vous voulez - et tenez, vous êtes même libre, avec un minimum de persévérance, de vous informer sur les relations entre alimentation et santé jusqu'à en savoir plus que votre médecin qui n'a suivi à la fac que quelques heures de cours. C'est cela, cette démocratisation des savoir, qui, je crois, est proprement intolérable à quelques caciques. Que Madame Michu se penche sur l'index glycémique de sa baguette, que Monsieur Dupont s'intéresse au cycle de Krebs, que Mademoiselle Violette soit perméable aux thèses de Jean Seignalet, ça leur reste en travers de la gorge. Alors, à la moindre incursion dans leur pré carré, ils se raidissent derrière leurs oreilles et agitent leur sabre-laser.


Des compléments pour enfants ? Pas de quoi fouetter un chat

Il y a dans Le Monde du 27 mai un très bon exemple de ce raidissement sous la forme d'un article dont je vous livre le titre : "La commercialisation de compléments alimentaires pour les enfants indigne des pédiatres et des chercheurs."
De quoi s'agit-il ? Deux laboratoires français ont décidé de commercialiser un complément alimentaire pour enfants. Le premier est à base d'huile de poissons riche en acides gras oméga-3 à longues chaînes, il est vendu par la société Isodisnatura. Selon ce labo, "OM3 junior est un moyen simple d'apporter aux enfants qui ne consomment pas assez de poisson les éléments nécessaires à la bonne pratique de leurs activités intellectuelles et à leur équilibre émotionnel."
Le second, Mag-2 Junior, contient de l'oxyde et du carbonate de magnésium et il est proposé aux pharmaciens par la Cooper. Il répondrait "aux problèmes d'excitation, de baisse de concentration ou de fatigue passagère."
Jusque là, pas de quoi fouetter un chat. A peu près tout le monde sait que les déficits en micro-nutriments sont répandus chez les enfants. Et qu'il est préférable de les corriger. C'est la raison pour laquelle les autorités sanitaires recommandent de donner de la vitamine K aux nouveaux-nés. De prescrire de la vitamine D aux enfants en bas âge pour prévenir le rachitisme. D'enrichir le sel en iode pour prévenir le crétinisme. De surveiller le statut en fer des femmes en âge d'avoir des enfants.
Mais c'est là que nos caciques entrent en scène.


La "médicalisation de l'alimentation"

Le premier convoqué par Le Monde s'appelle Arnaud Basdevant. Ce professeur de l'Hôtel-Dieu, spécialiste de l'obésité n'a pourtant jamais rien publié de notoire ni sur les oméga-3 ni sur le magnésium. Prenant argument de ces compléments aux oméga-3 et au magnésium destinés aux enfants, Le Pr Basdevant se dit "consterné" par ce qu'il appelle "une médicalisation préoccupante de l'alimentation."
Le Pr Basdevant a la consternation sélective. La "médicalisation de l'alimentation" dont il s'émeut n'a pas attendu le lancement de deux compléments alimentaires pour enfants. Elle est depuis longtemps le fait de filières de l'industrie agro-alimentaire qui recrutent des médecins comme le Pr Basdevant pour accréditer l'idée que leurs produits sont bons pour la santé. Et tiens, parfois même, elles recrutent le Pr Basdevant ! Comme l'Institut Benjamin-Delessert un machin fondé en 1976 par l'industrie du sucre pour je cite, "promouvoir la recherche scientifique et médicale dans le domaine de la nutrition." Un bon exemple de "médicalisation de l'alimentation" que le Pr Basdevant, qui a prêté son nom et apporté son concours à l'Institut Benjamin-Delessert a oublié de dénoncer dans Le Monde.


"Aucune base scientifique"

Le deuxième appelé par Le Monde s'appelle Serge Hercberg. Le Dr Hercberg est le responsable du Programme National Nutrition Santé au ministère de la Santé. Le Dr Hercberg n’est pas le pire de nos nutritionnistes mais il prend depuis quelques années des postures de Maître Yoda, dispensant à qui veut l’entendre son interprétation du Grand Livre de la nutrition et pourfendant les sbires de Darth Vador dont selon lui le domaine est truffé. Pour prononcer ses sentences, le Dr Hercberg puise dans un registre sémantique où les mots « désinformation » et « pseudo-scientifique » reviennent plus qu'à leur tour.
Dans Le Monde, le Dr Hercberg estime que les "bienfaits supposés" des compléments alimentaires pour enfants ne reposent sur "aucune base scientifique."
Malheureusement, on est en droit de se demander si les bases de données du Dr Hercberg sont bien à jour et si le ministère de la santé ne serait pas bien inspiré de lui acheter un ordinateur relié à Internet pour remplacer les fiches Bristol qu'on l'imagine annoter au crayon à papier. Cela lui éviterait quelques déconvenues. Comme à la fin de l'année 2003 quand il a dirigé une expertise collective officielle sur alimentation et cancer, et réussi l'exploit de passer sous silence la quarantaine d'études pointant le rôle des laitages dans les cancers des ovaires et de la prostate pour conclure que l’idée selon laquelle les laitages pourraient conduire au cancer est une « idée fausse pseudoscientifique ».
Le Dr Hercberg devrait savoir qu'il y a en réalité plusieurs études au cours desquelles des acides gras oméga-3 ou du magnésium ont été donnés à des enfants et ont amélioré certains aspects de leur santé ou de leur comportement. Certes, on peut dire que ces études sont limitées, peu nombreuses, suggestives et pas définitives, mais on ne peut pas dire que les bienfaits supposés de ces nutriments "ne reposent sur aucune base scientifique."
« Cette attaque tombe particulièrement à plat après la magnifique publication de l’équipe d’Alexandra Richardson dans le journal Pediatrics qui montre l’importance de combler le déficit en oméga-3 chez l’enfant ayant des troubles de la coordination » (1), estime le Dr Michel de Lorgeril (CNRS, Grenoble) qui est une autorité mondiale dans le domaine des oméga-3. « Je ne vois pas, ajoute-t-il, comment les médecins cités par Le Monde peuvent critiquer l’initiative d’un laboratoire qui propose des oméga-3 aux enfants, alors même qu’il n’existe plus en France de lait artificiel enrichi en DHA [acide gras oméga-3 à très longues chaînes] dans un contexte d’apports insuffisants reconnu même par l’Afssa. Ceux qui s’en prennent à l’initiative d’Isodisnatura feraient mieux de stimuler les fabricants de lait artificiel afin qu’ils aident à améliorer les apports en oméga-3. »


"Facilité, rêve et tromperie"

Pourtant le Dr Hercberg estime qu'avec les compléments alimentaires pour enfants riches en minéraux et en acides gras, "on vend de la facilité, du rêve, on est à la limite de la tromperie." Il se trouve que le Dr Hercberg est au civil membre du conseil scientifique du laitier Candia. A ce titre, il "contribue, avec le Centre de Recherche de Candia, à l'élaboration de nouveaux produits, toujours plus performants et adaptés aux besoins des consommateurs."
Comme par exemple Candia enrichi… aux oméga-3 ! Un lait très populaire, puisqu’il occupe en France la deuxième place des ventes de laits supplémentés.
Ou encore Candia Croissance, ainsi présenté par son fabricant : "Pour faire pousser les petits, Candia a trouvé la formule magique." Une expression qui n’évoque bien sûr pas la "facilité, le rêve" et qui n’est pas "à la limite de la tromperie." Bizarrement pourtant, le Dr Hercberg, qui stigmatise dans Le Monde les suppléments de minéraux et d'acides gras pour l'enfant ne s'est pas déchaîné contre Candia aux oméga-3, ni contre Candia Croissance, pourtant "enrichi en zinc, vitamines, acides gras essentiels et surtout en fer, un atout décisif lorsque l'on sait que 70% des bébés présentent une carence en fer."


"Tromperie du consommateur"

Le troisième nutritionniste appelé par Le Monde est le Pr Dominique Turck. Ce pédiatre est président du comité d'experts en nutrition humaine de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Il connaît bien les deux premiers cités puisqu'il siège depuis janvier dernier au "Comité stratégique" du PNNS de… Serge Hercberg, où il remplace… le Pr Basdevant. Comme le monde est petit et comme il est singulier de voir ces trois-là réunis dans le même journal !
Là où Serge Hercberg situe timidement les compléments alimentaires pour enfants "à la limite" de la tromperie, le Pr Turck pense, lui, qu'il y a carrément "tromperie du consommateur" . Le Pr Turck promet sur la lancée de lâcher les Chevaliers Jedis- pardon, les inspecteurs de la Direction générale de la concurrence, la consommation et la répression des fraudes (DGCCRF) sur les oméga-3 et l'oxyde de magnésium.
Car le Pr Turck trouve "inacceptable" l'allégation selon laquelle les oméga 3 amélioreraient les capacités d'apprentissage scolaire des enfants. Quand il ne préside pas le comité de nutrition de l’Afssa le Pr Turck siège au comité scientifique de Nestlé France. Le Monde a oublié de lui demander s'il jugeait tout aussi "inacceptable" que Nestlé propose un P'tit Yoco enrichi (tiens donc !) aux… oméga-3, "des éléments qui, assure la publicité, aident chaque jour votre enfant à construire son capital d'éveil et de croissance pour l'avenir." Ou s'il ne pensait pas que Nestlé, toujours lui, "trompe le consommateur" avec son Lait de Croissance 3 + Vitalité, enrichi en… magnésium, destiné selon le fabricant à "permettre à votre enfant d'affronter en toute sérénité les premières longues journées d'école."
Quand il ne préside pas le comité de nutrition de l’Afssa, et qu'il ne siège pas au conseil scientifique de Nestlé le Pr Turck siège au conseil scientifique de Kellogg's France. Il approuve donc lorsque Kellogg's enrichit ses céréales en calcium et assure au passage que "prendre des céréales au petit déjeuner permet d'accroître la consommation de laitages qui sont source de calcium et de phosphore, nutriments nécessaires pour la solidité des os." Le Pr Turck, dont on ne sait pas s'il possède un ordinateur relié à Internet ignore apparemment la synthèse de 57 études sur le sujet publiées en 2000 dans l'American Journal of Clinical Nutrition. Elle a conclu que les preuves scientifiques dont on dispose « ne permettent pas de soutenir la recommandation qui vise à encourager la consommation quotidienne de laitages pour favoriser la santé des os. » Maintenant qu'il est au courant, on peut parier qu'il va saisir la DGCCRF. Comme ça, en sortant de chez Isodisnatura, les inspecteurs des Fraudes iront faire un saut chez Nestlé et Kellogg's.


Où est le scandale ?

Bref, ce ne sont pas tant les suppléments pour enfants qui, dans ce pays, font scandale, que la forme sous laquelle ils sont donnés ! Les industriels de l'agro-alimentaire peuvent les ajouter à une foultitude de produits, ils bénéficieront du regard bienveillant des médias et des experts officiels - qu'ils côtoient souvent dans leurs "conseils scientifiques". Mais que quelques fabricants se mettent en tête de proposer les mêmes nutriments sous la forme de capsules, et c'est la levée de boucliers !

L'un des arguments mis en avant depuis plus de 10 ans par certains nutritionnistes pour « condamner » l’usage de capsules, est qu’il y aurait là un « effet pervers sur le comportement alimentaire » dans la mesure où les gens seraient « détournés » de l’alimentation (2). Mais cette affirmation ne repose sur rien. En fait, elle est démentie par la totalité des enquêtes menées auprès des utilisateurs de compléments alimentaires. Ces personnes ont en général des modes de vie plus vertueux et une alimentation plus saine que les non utilisateurs.


Des arguments éventés

L’étude NHANES II, et d’autres études américaines ont montré que les utilisateurs de suppléments reçoivent plus de nutriments par l’alimentation (3) (4). Dans l’étude NHIS de 1992, l’alimentation des utilisateurs de suppléments était plus pauvre en graisses, plus riche en fibres et en plusieurs vitamines et minéraux, en comparaison de l’alimentation des non utilisateurs (5).
Une étude conduite auprès de centenaires et de personnes âgées a montré que les utilisateurs de suppléments étaient physiquement plus actifs, ils consommaient aussi moins de sel, de graisses, de cholestérol, de sucre et de caféine que les non utilisateurs (6). Dans une étude conduite à Hawaï auprès de 4 654 hommes âgés de plus de 68 ans, les utilisateurs de suppléments étaient moins obèses que les non utilisateurs, ils étaient plus actifs, dormaient moins, fumaient moins, buvaient moins d’alcool et consommaient moins de caféine (7).
Une étude britannique sur 13 800 femmes confirme que celles qui font appel à des suppléments ont un mode de vie plus sain que celles qui n’y font pas appel. La prise de suppléments est associée au fait d’être végétarien, de consommer régulièrement du poisson, de consommer plus de fruits et légumes, de pratiquer une activité physique et de boire peu d’alcool. Les fumeuses, les femmes dont l’IMC est supérieur à 25 étaient celles qui consommaient le moins de suppléments. « Ces résultats confortent l’hypothèse selon laquelle l’usage de compléments alimentaires est associé à un mode de vie plus sain et un apport nutritionnel adéquat, » concluent les auteurs (8).
Une étude récente publiée dans l’American Journal of Epidémiology et qui portait sur 100 000 adultes a confirmé que “l’usage de supplements a tendance à augmenter avec l’âge, le niveau d’éducation, l’activité physique, la consommation de fruits et de fibres, et diminuer avec l’obésité, le tabagisme et la consommation de graisses. Les personnes dont le mode de vie est le plus sain étaient celles qui avaient le plus de chance de consommer des suppléments (9). »
Le 14 janvier 2003 s’est tenue à Bethesda, aux NIH, une conférence sur l’usage de compléments alimentaires chez les plus de 65 ans. Suzanne Murphy, chercheur en nutrition à l’université de Hawaï (qui participait à l’étude sur 100 000 adultes citée ci-dessus) a résumé les connaissances sur le profil des consommateurs de compléments. Les études, a-t-elle indiqué, montrent que ces consommateurs âgés sont des personnes « typiquement minces, physiquement actives, qui ne fument ni ne boivent trop d’alcool ; ils mangent régulièrement des fruits et des légumes. » Le consommateur de suppléments de plus de 60 ans a le profil type suivant : c’est une femme, blanche, très éduquée, qui vit généralement dans un état de l’ouest des Etats-Unis.
Suzanne Murphy a ensuite brossé un tableau plus large des consommateurs de compléments alimentaires, quel que soit leur âge : « Les utilisateurs de suppléments ne sont presque jamais ceux qui ont l’alimentation la plus mauvaise, » a-t-elle conclu (10).

Les nutritionnistes interrogés par Le Monde voulaient sûrement apparaître comme des scientifiques rigoureux, soucieux de la santé de la population. Ils donnent surtout à voir le spectacle affligeant d’un groupuscule de scientifiques franco-français autoritaire, crispé sur des convictions d’un autre âge, intransigeant, distancé par la recherche qui se fait hors de nos frontières, inapte à comprendre les nouveaux comportements, incapable d’accepter que la roue de la connaissance tourne.

Bref, les lire dans Le Monde, les entendre pontifier à la télé ou à la radio, c'est quand même moins bien que la Guerre des Etoiles et il est temps que ce spectacle insoutenable soit épargné à nos enfants. Sinon, pour les aider à tenir psychologiquement, nous n'aurons pas d'autre choix que de leur donner des suppléments de magnésium et d'oméga-3.


(1) Richardson A.J : The Oxford-Durham study: a randomized controlled trial of dietary supplementation with fatty acids in children with developmental coordination disorder. Pediatrics 2005, 115 (5) 1360-1366
(2) Propos de Serge Hercberg. Table ronde Sciences et Avenir du 28 juin 1996, Paris.
(3) Looker, A. : Vitamin-mineral supplement use: association with dietary intake and iron status of adults. J Am Dietetic Assn 1988, 88:808-814
(4) Hartz, S. : Nutrient supplement use by healthy elderly. J Am Coll Nutr, 1988, 7:119-128
(5) Slesinski, M. : Dietary intake of fat, fiber and other nutrients is related to the use of vitamin and mineral supplements in the United States: The 1992 National Health Interview Survey. J Nutr, 1996, 126:3001-3008
(6) Houston, D. : Health and dietary characteristics of supplement usersin an elderly population. International J Vit and Nutr Res, 1997, 67:183-191
(7) Kato, I. : Vitamin supplement use and its correlates among elderly Japanese men residing on Oahu, HI. Public Health Reports 1992, 107:712-717
(8) Kirk S.F.L : Diet and lifestyle characteristics associated with dietary supplement use in women. Public Health Nutrition 1999, 2(1) : 69-73.
(9) Foote JA : Factors Associated with Dietary Supplement Use among Healthy Adults of Five Ethnicities. Am J Epidemiol 2003, 157:888-897.
(10) Office of Dietary Supplements : Dietary Supplement Use in the Elderly. Bethesda, Maryland, 14-15 juin 2003.

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