Jean-François Narbonne : "Les experts français ont exagéré les dangers du soja"

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 02/11/2006 Mis à jour le 10/03/2017
En mars 2005, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) a publié un rapport intitulé « Sécurité et bénéfices des phytoestrogènes apportés par l’alimentation ». Un rapport à charge contre le soja accusé d’être dangereux pour l’homme en raison de son contenu en isoflavones. Pour le Pr Jean-François Narbonne, toxicologue à l’Université Bordeaux 1, les conclusions de ce rapport sont exagérées.

LaNutrition.fr consacre un dossier au soja pointant notamment du doigt, le rapport de l’Afssa de mars 2005, très critique voire alarmiste, qui s’apparente à un avis de décès pour le soja. Un message que les médias se sont empressés de relayer, jusqu’au numéro d'octobre du magazine Que choisir qui stigmatise les produits à base de soja, menaçant les consommateurs des pires maux… Pourtant le rapport français est loin de faire l’unanimité chez les premiers concernés, les toxicologues. En témoignent les commentaires à froid du Pr Jean-François Narbonne, toxicologue à l’Université Bordeaux 1.

 

LaNutrition.fr : Savez-vous pourquoi le rapport de l’Afssa est si critique vis-à-vis du soja ?

Pr Jean-François Narbonne : Je pense que ce rapport devait répondre à plusieurs sujets d’actualité à la fois de la part de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui voyait se multiplier les offres de suppléments ou compléments alimentaires et d’autre part de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) sur l’utilité éventuelle des phytoestrogènes de soja par rapport au traitement hormonal substitutif de la ménopause. Si ces deux interrogations sont tout à fait justifiées en termes d’impact éventuels en santé publique, cela ne justifie pas d’instruire le dossier uniquement à charges en invoquant un éventuel « lobby du soja » lequel d’ailleurs jouerait plus en fonction des intérêts laitiers. Il ne faut pas oublier que l’essentiel du soja produit en occident sert à nourrir les bovins pour faire du lait et que la consommation directe de soja par l’homme est négligeable. Il faut plusieurs kilos de soja pour faire un kilo de bœuf, faire consommer directement du soja par l’homme est donc beaucoup moins rentable. …

 

C’est le premier rapport sur le soja ?

Non, dès 1996 le Conseil supérieur d’hygiène publique de France (CSHPF) et plus particulièrement le groupe de travail « contaminants » que je présidais avait été chargé d’évaluer la toxicité du soja chez l’homme. A l’époque le rapport avait conclu que nous n’avions pas de bases pour établir des limites de toxicité et nous ne disposions d’aucune évidence de toxicité chez l’homme. Le rapport avait donc été remisé au placard. Le problème c’est que 10 ans après, l’état des connaissances scientifiques n’a pas fondamentalement changé la donne mais la conclusion du groupe de travail de l’Afssa est allé dans un sens maximaliste : en l’absence de données évidentes pour établir des limites de sécurité ce groupe d’experts a jugé urgent en terme de santé publique de proposer toute une série de recommandations pour limiter l’exposition au moins de certains groupes de consommateurs. D’ailleurs ces limitations nous avaient déjà été proposées à quelque chose près en 1996 et nous les avions refusées en l’absence de bases scientifiques sérieuses. Il est regrettable que le groupe de travail de 2005 n’ait pas pris connaissance des conclusions du CSHPF dix ans plutôt.

 

Les toxicologues ont-ils eu leur mot à dire ?

On peut en effet s’interroger sur la constitution du groupe de travail de l’Afssa : essentiellement des nutritionnistes pour traiter un problème qui relève surtout de la toxicologie. Dans la constitution du groupe de travail un toxicologue était quand même prévu mais renseignements pris il n’a jamais été présent aux réunions car il était surchargé de travail. Donc le rapport Afssa ne suit absolument pas le protocole habituel sur la fixation des limites de sécurité pour les risques alimentaires. D’ailleurs de façon toute à fait inhabituelle le rapport fixe « un apport qui ne présente pas de risque pour la population générale » alors qu’une étude toxicologique fondée aurait fixé « un apport limite au delà duquel la probabilité d’effets néfastes n’est pas nulle » selon la définition de la DJT (dose journalière tolérable ».

 

Ces limites ne sont donc pas justifiées ?

Absolument pas ! Nous autres toxicologues n’avons aucun élément pour établir des LOAEL (dose Minimale avec Effet Nocif Observé) ou NOAEL (dose Sans Effet Nocif Observé), pour estimer des facteurs de sécurité et en dériver une dose journalière admissible pour le soja. De plus pour un aliment complexe, il faudrait avoir des données épidémiologiques montrant qu’il existe un risque réel pour l’homme. D’ailleurs si vous lisez bien le rapport entre les lignes vous verrez que ce document reconnaît implicitement ne pas avoir de preuves de la toxicité du soja. Il admet que le soja a des effets bénéfiques chez les populations asiatiques et qu’aucune étude épidémiologique n’a mis en évidence d’effet délétère chez l’homme.

Pour justifier des limites contraignantes en terme de gestion de risques, le groupe de travail suppose qu’il peut exister un polymorphisme génétique qui ferait que le soja pourrait avoir des effets différents sur nous que sur les populations asiatiques. C’est sur cette base pour le moins aléatoire que le rapport recommande de limiter la consommation de soja. C’est une sorte de principe de précaution poussé à l’extrême.

D’ailleurs en sortant ce rapport l’Afssa a provoqué de nombreuses réactions auprès des collègues des agences étrangères, mais ce n’est que la deuxième fois depuis le rapport extravagant sur la créatine. (xx)

 

Comment en est-on arrivé là ?

Le problème ne vient pas des compétences individuelles mais du manque de pluridisciplinarité du groupe de travail. La constitution du groupe donne beaucoup d’importance aux nutritionnistes alors qu’on n’est pas devant un problème de nutrition mais de toxicologie. Ce type de question complexe se retrouve pour beaucoup de substances présentes dans les aliments comme les produits néoformés ou les toxiques naturels. De plus, si on regarde les membres du groupe de travail, on s’aperçoit d’une part que peu ont publié sur le sujet des phytoestrogènes et que d’autre part ils n’ont pas la pratique des procédures d’évaluation des risques des substances chimiques.

 

La qualité du travail effectué sur ce rapport serait donc en cause ?

La seule personne qui connaisse bien le sujet des phytoestrogènes est le Dr Catherine Bennetau-Pelissero, qui avait rédigé le rapport pour le CSHPF en 1996. Elle avait déjà proposé de prendre des mesures de gestion et concluait d’ailleurs son rapport par des allusions à un « lobby du soja » qui reflète une position individuelle qui n’a rien à faire dans une évaluation scientifique rigoureuse. On ne peut reprocher à un chercheur très impliqué d’avoir des idées personnelles (c’est en voulant répondre aux questions que l’on se pose que la recherche avance, quelle que soit l’origine du questionnement) mais on peut reprocher à un groupe de travail de ne pas pratiquer une expertise contradictoire basée sur la confrontation de différents avis issus de différentes disciplines. L’avis d’un groupe de travail ne doit pas refléter strictement l’avis d’un seul « expert ». En 1996 nous n’avions pas suivi les recommandations de ce même rapporteur. On peut d’ailleurs regretter qu’aussi peu d’équipes de recherches s’intéressent à ce sujet. De plus une vraie évaluation des risques devrait comporter une étude comparative, ce qui est d’ailleurs demandé dans les évaluations nutritionnelles. C’est ce que l’on appelle l’étude des risques de substitution qui se pratique aujourd’hui au niveau européen sur la base des modèles Bénéfices/Risques. Il aurait été intéressant d’étudier comparativement les bénéfices/risques du lait de vache par rapport au « lait de soja ». Dans le lait de vache il y a aussi de nombreuses molécules à action oestrogéniques, ne serait-ce que les hormones secrétées par la vache elle même.

 

Mais qui peut vouloir enterrer le soja ?

Je ne connais pas les pseudo « lobbies » pouvant exercer des pressions pour ou contre. Je me doute qu’il doit y avoir des enjeux économiques agricoles et pharmaceutiques mais cela ne doit en aucun cas influencer l’expertise. D’ailleurs l’Afssa suit des procédures qualité qui incluent des déclarations de conflits d’intérêts qui sont garants de l’indépendance de l’expertise. Dans le cas ou la conclusion d’un groupe d’expert est critiquable, il s’agit de mon point de vue plus d’un défaut de pluridisciplinarité dans la constitution du groupe que d’un travail interne de pseudo lobbies ou de la qualité des experts.

Mais cette histoire de lobbies aujourd’hui mine le vrai débat scientifique dans les médias et en tant que scientifique on ne peut plus prendre position sur un sujet quelconque sans être accusé d’être vendu à tel ou tel lobby. J’en sais personnellement quelque chose pour ma position sur l’incinération des déchets aujourd’hui par exemple.

 

Est-ce que vous pensez que les préparations pour nourrissons à base de soja peuvent être dangereuses ?

Pour moi j’en reste à la position du CSHPF qui est de dire qu’aujourd’hui on n’a pas d’arguments scientifiques sérieux ni dans un sens ni dans l’autre. Il doit rester dans notre société une part de liberté individuelle, y compris pour le corps médical, dans la mesure ou il n’est pas démontré qu’il existe des risques particuliers.

 

Propos recueillis par Aline Périault

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