Les antioxydants, le cancer et les médias

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 28/04/2006 Mis à jour le 17/02/2017
C'est Le Figaro qui l'affirme à la une : "les vitamines raccourcissent la vie." Ah bon ? La piste conduit à un article du Lancet, plus prudent, mais qui, parce qu'il se réfère lui-même à un petit nombre d'études discutables, aurait besoin de quelques rustines. Analyse d'un double dérapage médiatique.

Plus dangereux que la mort-aux-rats

Il y a quelques années, le patron de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) avait pourtant été clair : « Les résidus de pesticides et la pollution, avait déclaré ce haut fonctionnaire, font courir autant de risques à la population que l’adjonction de vitamines et de minéraux dans les aliments. » Oui, mesdames et messieurs qui vous gavez de compléments alimentaires, vous étiez prévenus : les vitamines c’est à peine moins dangereux que la mort-aux-rats. Vous ne me croyez pas ? Prenez l’édition du Figaro datée du 2 octobre 2004. Là, en haut de page, lisez : « Non seulement le sélénium, le zinc et les vitamines A, B et C n'apportent pas de bénéfices mais ils raccourcissent la vie. » C’est imprimé dans Le Figaro, un journal sérieux, qui ne se permettrait pas, pour vendre son papier, de prendre des libertés avec la science.
Le Figaro aurait trouvé l’information que les vitamines raccourcissent la vie dans une analyse de plusieurs études parue dans le prestigieux journal médical britannique The Lancet. Sauf que, lorsqu’on prend l’article du Lancet, on y lit ceci : « les antioxydants semblent augmenter la mortalité, à l’exception possible du sélénium. » Et ceci : « Notre travail souffre de plusieurs handicaps. (…) Généralement le risque de cancer [dans les études examinées] était inférieur à 1 pour 100, ce qui a pu rendre difficile la mise en évidence d’un effet positif ou négatif. (…) Dans neuf des études, le risque des suppléments antioxydants a été évalué sur des personnes à risque élevé de cancer. » Etc, etc… Bref, les auteurs de l’article du Lancet avancent parapluie ouvert et sur la pointe des pieds en égrenant les faiblesses de leur étude comme les perles d'un chapelet. Comment ces précautions oratoires ont-elles pu être abandonnées dans l’article du Figaro ? Une seule explication : au Figaro, ce jour-là, un virus informatique a systématiquement détruit les formes verbales au conditionnel ainsi que les verbes « sembler » et « suggérer ».


Drôle de sélection

Le Figaro présente l’article original du Lancet comme « la première méta-analyse statistique de toutes les études de supplémentation par des vitamines et des antioxydants. » Une méta-analyse, qu’es aco ?, comme on dit chez moi dans l’Aude. Cela consiste à regrouper les résultats d'études comparables et les réanalyser sur le plan statistique. Au passage, contrairement à ce que dit Le Figaro (mais on n’est plus à une approximation près), il y a déjà eu des méta-analyses de ce type avant celle du Lancet. Qu’ont fait les auteurs du Lancet ? Ils ont sélectionné 14 études d’intervention au cours desquelles des volontaires ont pris des antioxydants et un placebo et ont regardé les résultats sur les cancers digestifs et la mortalité. Pourquoi 14 et pas 15 ou 16 ou 20 études ? Parce que. Comment ça, parce que ? C’est comme ça, circulez. Par exemple, l’étude de John Baron, conduite par le National Cancer Institute qui a consisté à donner un supplément de bêta-carotène et/ou de vitamines C et E à 864 personnes ayant eu un polype intestinal, n’a pas été incluse dans l’analyse du Lancet. (1) Elle a montré que le bêta-carotène (25 mg/j) réduit de près de moitié le risque de réapparition d’un polype chez les non fumeurs, mais qu’elle augmente ce risque chez les fumeurs et les buveurs d’alcool. Au moins huit études de ce type n’ont pas été retenues dans la sélection du Lancet sans que les auteurs daignent s’expliquer sur les raisons de leur choix. Dommage. Il eut été intéressant de voir comment ces résultats affectent la conclusion du Lancet. Selon des calculs qui restent à confirmer, ils auraient très vraisemblablement pu conduire le Lancet à conclure que les antioxydants… préviennent les cancers digestifs.


Des choux et des carottes

Une méta-analyse n’a de signification que si les études retenues mesurent les mêmes choses. En d’autres termes, on n’additionne pas des choux et des carottes. Que disent les auteurs du Lancet à ce sujet ? « Nous étions conscients du risque de comparer les effets de différents types d’antioxydants sur des cancers gastro-intestinaux qui ont des causes différentes (…). » Excusez du peu : les auteurs de la méta-analyse du Lancet ont en conscience pris le risque de comparer entre elles des études portant sur des cancers digestifs différents, des lésions précancéreuses variées, des antioxydants, des vitamines qui ne sont pas antioxydantes (vitamine A et riboflavine), des patients en bonne santé et des patients fumeurs et malades de l’amiante (prévention primaire), des patients malades (prévention secondaire), des études pistant les lésions digestives et des études dont l’objectif principal était tout autre ! Ajouter des choux à des carottes, c’est bien pour une recette de cuisine riche en antioxydants, c’est moins bien pour une parution dans le Lancet.
Ce qui me paraît le plus délicat, c’est de vouloir tirer des conclusions homogènes d'études qui utilisent des antioxydants différents. Je m’explique. Les antioxydants ne sont pas interchangeables. La vitamine C ne remplace pas la vitamine E. Le sélénium ne remplace pas le zinc. Un minimum de connaissances en biochimie suffit pour comprendre comment une molécule aide soit à neutraliser le produit d’une réaction initiée par un autre antioxydant, soit à recycler un autre antioxydant. En produisant de l’énergie à partir des aliments que nous mangeons, nos cellules fabriquent un radical libre qu’on appelle superoxyde. Il est pris en charge pour être neutralisé par une enzyme qui dépend de la présence de zinc et de cuivre (superoxyde dismutase). En neutralisant le superoxyde, cette enzyme donne naissance à… un autre radical libre, le peroxyde d’hydrogène (eau oxygénée), qui peut être très dangereux pour l’organisme. Ce peroxyde d’hydrogène est donc à son tour pris en charge par des enzymes qui dépendent de la présence de fer (catalase) et sélénium (glutathion peroxydase). Autre exemple : la vitamine C, qui est notre première ligne de défense contre les radicaux libres, joue aussi un rôle crucial en régénérant un autre antioxydant, la vitamine E, après qu’elle a réagi avec des radicaux libres pour les neutraliser. La leçon de ce petit ballet de biochimie, c’est que les antioxydants ne sont pas interchangeables. C’est pourquoi ils sont donnés en association. Vouloir comparer leurs effets dans une méta-analyse, c’est un peu comme vouloir comparer chez des personnes qui souffrent de syndrome X, les effets d’un médicament contre la tension, d’un médicament contre le cholestérol élevé, d’un médicament contre les tricglycérides, d’un médicament contre le sucre sanguin élevé.


Doses de cheval

Il est intéressant de savoir comment la méta-analyse du Lancet arrive à la conclusion que les antioxydants ne protègent pas des cancers digestifs et qu’ils pourraient en augmenter le risque. D’abord, sur les 14 études retenues, la majorité de celles qui montraient globalement que les antioxydants préviennent les cancers ont été écartées dans l’analyse finale sous le prétexte qu’elles étaient de « qualité méthodologique faible. » Soit. Au final, une étude « plombe » littéralement les résultats. Cette etude a consisté à évaluer au début des années 1990 les effets sur le cancer du poumon et la mortalité d’un supplément de bêta-carotène à dose de cheval (le taux plasmatique a en moyenne augmenté de 400% !) sur des fumeurs et des personnes exposées à l’amiante dans l’espoir insensé qu’une simple molécule pourrait réparer les dégâts accumulés pendant des décennies. Non seulement le bêta-carotène n’a rien réparé du tout, mais il a augmenté le risque de cancers. Le problème, dans cette étude vient du comportement d’une molécule isolée à très haute dose dans un environnement riche en oxygène et en fumée de tabac : elle devient pro-oxydante. Encore une fois, il s’agit d’une étude prototype, avec un protocole aberrant qui n’est utilisé en situation réelle par personne. En incluant cette étude très particulière dans leur méta-analyse, les auteurs de l’article du Lancet savaient, avant même de faire tourner leurs ordinateurs, que le résultat final serait négatif. Et qu’ils auraient droit aux manchettes du Figaro.


Petits arrangements avec Pelayo Correa

Quand l’étude du Lancet est parue, j’ai fait ce que doit faire tout journaliste qui prétend s'exprimer sur ce sujet complexe, je suis allé à la bibliothèque universitaire de médecine à l’Odéon et j’ai passé une demi-journée à photocopier les études incluses dans la méta-analyse du Lancet que je ne possédais pas. Je ne doute pas un instant que les journalistes du Figaro ont fait de même.
Il y a parmi ces études, une étude américano-colombienne qui a consisté à tester les effets sur les lésions précancéreuses de l’estomac, d’un traitement contre une bactérie (H. pylori) et/ou d’un supplément antioxydant (bêta-carotène, vitamine C), avec bien sûr un groupe placebo. L’étude a été publiée le 6 décembre 2000 dans le Journal of the National Cancer Institute. (2) Les trois interventions, antioxydants compris, ont eu des résultats positifs, entraînant une régression des lésions. Pelayo Correa et ses collègues saluent les effets bénéfiques des antioxydants dans leur conclusion. A propos du bêta-carotène : « Au contraire de la majorité des études qui n’ont pas trouvé grand bénéfice ou pas de bénéfice du tout d’un supplément de bêta-carotène dans la prévention du cancer du poumon ou de l’œsophage, notre étude suggère un bénéfice pour retarder la progression des lésions gastriques précancéreuses. » Sur la vitamine C : « Une augmentation statistiquement significative de la régression des lésions précancéreuses a été observée dans notre étude avec la supplémentation en vitamine C, quel que soit le statut du point de vue de H. pylori. » Moralité ? « La supplémentation en antioxydants peut interférer avec le processus précancéreux, essentiellement en augmentant le taux de régression des lésions précancéreuses, et peut représenter une stratégie efficace pour prévenir le cancer gastrique. » Positif, n’est-ce pas ?
Eh bien non. Cette étude est retenue par le Lancet comme un élement... à charge pour prouver que les antioxydants ont des effets néfastes ! Par quel tour de passe-passe ? Eh bien parce qu’il n’y a eu aucun décès dans le groupe placebo, alors qu’il y en a eu deux dans le groupe qui recevait le bêta-carotène, deux dans le groupe qui prenait la vitamine C, et deux dans le groupe qui prenait bêta-carotène et vitamine C. C’est sur ces bases que les antioxydants, qui ont pourtant permis de faire régresser les lésions de l’estomac, sont travestis en dangereux tueurs. Or, le Lancet oublie de dire à ses lecteurs que dans cette étude, le groupe qui prenait le médicament anti-H.pylori - c’est-à-dire tout simplement le traitement de référence pour prévenir le cancer gastrique– a connu aussi deux décès ! Sur la base des critères du Lancet, cela reviendrait à classer le meilleur traitement actuel contre le cancer de l’estomac, comme un traitement « néfaste » !


En parlant de Nobel

Bref, le moindre spécialiste de ces questions (voir les commentaires de mon ami Jeff Blumberg) a vite compris que l’article du Lancet ne va pas faire de ses auteurs les Nobel de l’année. Des Nobel, il en est justement question dans l’article du Figaro. Avec une élégance rare : « N'en déplaise aux promoteurs de la supplémentation vitaminique de tous acabits, y compris le génial et célèbre Linus Pauling, prix Nobel de chimie 1954, qui voudraient donner des petites gélules à toute l'humanité, cela ne sert à rien et c'est même dangereux. Les aromathérapeutes ont beau nommer la vitamine C «notre ange gardien», les végétariens ont beau faire de Linus Pauling un gourou, chantre de cet antioxydant censé protéger du cancer, la vérité scientifique oblige à dire que c'est faux ! ». Pauvre Linus Pauling, double Prix Nobel, l’un des plus grands scientifiques de tous les temps, lui qui de surcroît se définissait comme socialiste modéré, se retrouver mêlé dans Le Figaro à un affligeant règlement de compte sur la prévention du "cancer" au nom de la « vérité scientifique. » A partir, rappelons-le, d'une étude qui ne s'intéresse qu'aux cancers digestifs ! Il en aurait ri, et mieux vaut en rire après tout.

J’ai rencontré cette « vérité scientifique » depuis que je fais ce métier. J’en ai cotoyé, de ces grands esprits scientistes qui ferraillent dans les médias contre pêle-mêle l’homéopathie, l’acupuncture, le yoga, le phytothérapie, l'aromathérapie, la nutrition. Oui, la nutrition. Au fond, malgré les études soigneusement menées et publiées (je ne parle pas du Lancet), l’idée que l’alimentation influence la santé, tout cela sent toujours le soufre, tout cela a son petit air de pratique vaudou, tout cela a des relents de Temple solaire, de Mandarom et de Messie cosmoplanétaire réunis : des fruits et légumes à la rigueur, mais avaler des pilules ma pauvre dame, vous n’y pensez pas ! La presse bien pensante va continuer encore longtemps d'exploiter la moindre occasion, fût-elle fumeuse, de tirer à boulets rouges sur ces pratiques «magiques» au nom de la « vérité scientifique », comme elle le fait depuis des années. Mais ne laissez pas les manchettes sensationnalistes des journaux scientisants vous dicter votre conduite. Allez à la source de l’info. Vérifiez-la. Vous en saurez très vite plus que les illustres journalistes et les grands professeurs qui prétendent prémâcher la "vérité scientifique" à partir de dépêches de presse miteuses et d'études bancales. Vous arriverez probablement à la conclusion que l'alimentation ne suffit plus à couvrir nos besoins en nutriments, des vitamines non antioxydantes aux antioxydants en passant par les acides gras. Que les déficits sont répandus. Que des dizaines et des dizaines d’études suggèrent qu'en les comblant par des compléments alimentaires, on observe des effets bénéfiques sur la santé, même s’il ne faut bien sûr pas en attendre des miracles. Alors allez-y, faites-vous votre propre opinion, pas celle des hérauts de la "vérité scientifique", et encore moins la mienne. Et prenez quelques minutes pour écouter Linus Pauling si vous ne le connaissiez pas.

P.S. : Le Figaro a refusé de publier mes remarques sur leur article. Au nom de la "vérité scientifique" peut-être, et de "l'équilibre de l'information" sûrement.

 

(1) Baron JA : Neoplastic and antineoplastic effects of beta-carotene on colorectal adenoma recurrence: results of a randomized trial. J Natl Cancer Inst. 2003, 95(10):717-22.
(2) Correa P : Chemoprevention of Gastric Dysplasia : Randomized Trial of Antioxidant Supplements and Anti-Helicobacter pylori Therapy. J Nat Cancer Inst 2000, 92 (23) : 1881-1888.

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