Jeannie Longo, les juges et la créatine

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 28/04/2006 Mis à jour le 10/03/2017
La créatine, ce carburant du muscle, est-elle un dangereux dopant interdit en France ? Un procès récent autour de la personnalité de Jeannie Longo me donne l'occasion de revenir sur ce dossier qui en dit long sur nos libertés.

Jeannie Longo est une grande championne, on sait ça. Elle est courageuse, on s’en doute. Courageuse, parce qu’à l’âge où les champions font le compte de leurs points de retraite dans le service marketing d’un grand « équipementier », elle monte chaque jour sur son vélo du côté de Grenoble, là où c’est brumeux et gelé en hiver et pentu toute l’année. Vous en connaissez beaucoup qui se préparent comme ça à 47 ans passés ? A 47 ans, Jeannie Longo aurait pu être sélectionnée pour les championnats du monde qui ont eu lieu en septembre à Madrid. C’est par la presse qu’elle a appris qu’elle n’avait pas été retenue, la Fédération française à laquelle elle a tant donné étant brutalement saisie de « jeunisme ».
Mais je voudrais ici donner une autre raison pour laquelle Jeannie Longo ne manque pas de courage. Dans un pays – le nôtre – où prendre de la créatine est à peine moins scandaleux que se piquer à l’héroïne, Jeannie Longo n’a jamais caché qu’elle en utilisait.
Quand je l’ai appelée il y a quelques temps pour savoir dans quelles conditions elle utilisait la créatine, elle m’a dit qu’elle en prenait ponctuellement, pour garder de la force dans les situations où elle est en dette de protéines. « Cela me permet de manger moins de viande, » a-t-elle dit.
Si Jeannie Longo vivait dans les pays où les sportifs de haut niveau utilisent la créatine comme ils utilisent des boissons sucrées - c’est-à-dire la quasi-totalité de la planète sauf la France bien sûr, la presse ne s’y serait pas intéressée, puisque ce serait la norme.


Le muscle enfreint-il la loi quand il utilise sa créatine ?

Il faut savoir que le muscle tire son énergie de deux « pools » distincts : le glycogène d’une part ; la créatine d’autre part. On augmente son « pool » de glycogène en mangeant des pâtes ou en avalant des suppléments glucidiques concentrés, on augmente son « pool » de créatine en mangeant de la viande, ou en avalant des suppléments concentrés de créatine. En France, les entraîneurs encouragent les sportifs à avaler toutes sortes de suppléments glucidiques pour bourrer le muscle de glycogène, mais ils leur interdisent les suppléments de créatine. C’est d’une logique imparable : il y a des aliments du muscle licites et d’autres qui sont interdits. Du point de vue physiologique, c’est assez amusant.
J’ai raconté dans Santé, Mensonges et Propagande comment cette situation stupéfiante (sans jeu de mots) a trouvé son origine dans l’ambiance McCarthyste qui régnait (un comble pour une communiste !) au sein du ministère des sports sous Marie-Georges Buffet, et dans les diatribes un peu hallucinées d’un médecin du sport qui continue de sévir à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments.
Non seulement Jeannie Longo ne cache pas qu’elle utilise de la créatine, mais depuis l’origine elle soutient ouvertement son ami Roger Serrault, le gérant de la société RCS Distribution (Le Mans)qui tente de vendre de la créatine sous la marque Vital +.


Un dangereux récidiviste

Il faut dire que Roger Serrault est un dangereux récidiviste aux yeux de l’Etat français. Figurez-vous qu’il vendait aussi des gélules à base d’artichaut pour la digestion. L’artichaut ? Dangereux, l’artichaut ! In-ter-dit ! ont décrété il y a quelques années des fonctionnaires de la Répression des Fraudes (DGCCRF), qui l’ont traîné lui et ses extraits de légumes devant les tribunaux et menacé de la prison. Oui, pour de l’extrait d’artichaut, le même que vous faites cuire à la maison, tas d’inconscients ! (Moyennant quoi, la Direction générale de la santé vient, des années après, de s’apercevoir que l’artichaut finalement, ce n’est pas bien dangereux et que Roger Serrault et d’autres devraient à l’avenir pouvoir en proposer avec 144 autres plantes sans risquer de dormir sur la paille d’un cachot. Entre temps, le contribuable a payé des fonctionnaires et un procureur et des juges pour instruire et juger cette affaire d’extraits d’artichauts !)
Si nos fonctionnaires de la DGCCRF s’étranglaient pour un vendeur d’artichaut, imaginez leur réaction lorsqu’ils ont débusqué un vendeur de créatine - et en plus c’était le même ! "Mon gaillard, votre compte est bon." Et voici donc Roger Serrault traîné à nouveau devant les tribunaux pour cette « dangereuse » créatine.
Jeannie Longo, qui est courageuse, est venue aux procès « créatine » de Roger Serrault apporter son témoignage de grande championne, expliquer un peu à ces messieurs-dames les juges comment fonctionne le muscle, dire que si la créatine est illicite, alors il faut interdire toutes les boissons glucosées dont se bourrent les sportifs.
En vérité, Jeannie Longo était tellement outrée du sort qui était fait à Roger Serrault et à sa société qu’elle a eu cet acte de résistance qui me la rend très sympathique : présenter sur son site internet les boites incriminées par la Justice française. Têtue, elle ne les a pas retirées après que les juges français ont inévitablement condamné Roger Serrault en juin 2002. Elle ne les a pas plus retirées de son site après que Roger Serrault ait arrêté de les commercialiser.


C’est ici qu’interviennent les journalistes

Je n’aime pas stigmatiser le travail de mes confrères, mais j’ai quand même un coup de patte à adresser au journal Le Parisien pour ce qui me paraît être au minimum une erreur éditoriale. Si j’étais journaliste au Parisien, j’aurais salué l’attitude de Jeannie Longo. J’aurais dit qu’il était temps qu’une grande championne, avec justement beaucoup de grandeur, s’insurge enfin contre ce qui est à la fois une insulte à la physiologie et une atteinte à la liberté la plus élémentaire.
Mais au Parisien, à la veille des Jeux de Sydney, quelqu’un a flairé la bonne affaire, le « papier » qui fait vendre.
Et voici la cuisine que quelqu’un a imaginé dans l’édition du Parisien datée du 11 août 2004 sur une double page. En haut, barrant les deux pages, un article titré : « Athènes ne sera pas le paradis des dopés » (ben voyons !) annonce que 13 champions sont absents des Jeux pour cause de dopage. Suit une interview de Dick Pound, président de l’Agence mondiale antidopage expliquant que « La lutte prendra des années. »
C’est sur ce terrain déjà bien gras et labouré que déboule en bas de page l’article sur Jeannie Longo. Et pour que M. Ramirez, abonné au Parisien et gérant du bar-tabac de Ris-Orangis, comprenne bien les sous-entendus, l’article est titré : « Quand Jeannie Longo propose des produits interdits. » Vous l’avez deviné, ce sont les boîtes de créatine de Roger Serrault.
Voici le texte intégral de cet article.
« Au mieux, il s’agit d’une simple négligence de sa part. Au pire, Jeannie Longo s’expose à des poursuites pénales et à une condamnation à deux ans de prison et 37 500 euros d’amende selon l’article 213-1 et 3 du Code de la consommation. La championne cycliste continue, en effet, de proposer de la créatine au rayon boutique de son site Internet personnel www.jeannielongo.free.fr. Créatine complexe, créatine HMB, malto-créatine, ces produits bénéficient ainsi d’une promotion illégale de la star du cyclisme féminin, présente aux Jeux d’Athènes. « En France, la créatine est considérée comme un produit dangereux. Elle est totalement interdite. On va suivre le dossier Longo de près », indique-t-on à la Direction générale de la répression des fraudes.
« Pour ses « petites affaires », la championne s’est associée à la société RCS Distribution située au Mans (Sarthe), qui commercialise la gamme de produits connue sous les noms Vital Plus et Vit’all, via une filiale basée en Belgique.
Or, le partenaire de Longo a été condamné le 4 juin 2002, par la chambre criminelle de la Cour de cassation « coupable d’avoir exposé, mis en vente ou vendu des denrées (…) qu’il savait falsifiées, corrompues ou toxiques (…) en l’espèce de la créatine, substance non autorisée. »
« Joint au téléphone, RCS Distribution jure « ne plus commercialiser de créatine depuis quelques temps » et « assure avoir prévenu à plusieurs reprises Jeannie Longo qui n’en a pas tenu compte, » tout en regrettant qu’elle n’ait pas actualisé son site internet sur les produits proposant de la créatine. » Derrière le discours officiel, la société sarthoise laisse entendre que la championne « pourrait avoir d’autres fournisseurs » tout en annonçant d’ores et déjà que RCS Distribution devrait reprendre la vente de créatine en septembre, sous la forme de poudre cette fois. » Pourquoi Septembre ? Quand les Jeux Olympiques d’Athènes seront passés.
De toute façon, Longo ne réfute pas son rôle « d’ambassadrice » de la créatine. « La créatine n’est pas un produit dopant à l’origine mais peut être utile à des gens qui choisissent une alimentation peu carnée pour maintenir la masse musculaire. J’utilise donc la créatine ponctuellement et en faible quantité. »
Certes, la créatine n’est pas inscrite sur la liste des produits dopants par l’Agence mondiale antidopage. Mais l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments a délivré un avis négatif en janvier 2001. Et surtout, Longo, conseillère technique au ministère des sports ne peut ignorer les informations émanant de son ministère (époque Buffet) à savoir que « 50 à 70% des lots de créatine saisis en France dans les magasins et aux frontières contiennent des anabolisants. »


Mon commentaire de texte

Dans cette symbolique simpliste mise en musique par Le Parisien, M. Ramirez, ses clients, et jusqu’à son chien Rex ont bien compris que d’un côté les dopés Américains sont interdits de Jeux mais que la « dopée » française à la créatine pourra les disputer. Certes, on apprend quand même en fin d’article que « la créatine n’est pas inscrite sur la liste des produits dopants », ce qui revient à avouer qu’il n’y avait absolument pas matière dans ce contexte de dopage à consacrer le moindre entrefilet à Jeannie Longo consommatrice de créatine. Mais Le Parisien ajoute aussitôt que l’Afssa a délivré un avis « négatif » sur la créatine (donc la créatine, c’est quand même suspect) et qu’au ministère des sports on raconte que la plupart des lots de créatine saisis en France contiennent des anabolisants (donc c’est quand même quelque part du dopage).
Je vous rassure, Le Parisien qui compte en son sein de belles pointures comme eric Giacometti a quand même fait des enquêtes plus sérieuses que celle-ci.
D’abord le rapport de l’Afssa. J’ai ces dernières années longuement expliqué comment l’Agence française est devenue l’objet de moqueries dans la communauté scientifique pour avoir laissé entendre que la créatine serait cancérogène. Je n’y reviendrai pas sinon pour dire que dans son rapport l’Afssa n’assimile pas du tout la créatine à un dopant. Au contraire, elle explique même qu’il est inutile pour un sportif de prendre de la créatine en raison du manque d’effets sur la « performance maximale ou sur l’endurance. " Drôle de dopant.
Les suppléments de créatine bourrés d’anabolisants ensuite. Or donc, selon Le Parisien la douane française aurait saisi de grandes quantités de créatine coupée avec des stéroïdes ! Bizarrement, lorsqu’on interroge les douanes sur ces prétendues saisies, comme je l’ai fait, elles sont incapables de citer la moindre affaire. Pas la plus petite boîte de créatine. Pas la moindre capsule. Bon, je me suis dit que si les douanes françaises n’avaient rien vu, au moins d’autres pays avaient-ils démantelé des réseaux de trafic de créatine frelatée aux stéroïdes. Après tout, l’information vient selon Le Parisien du Ministère français des sports, une instance gouvernementale trop sérieuse pour colporter des salades visant à assimiler une substance anodine comme la créatine à un dopant type hormone de croissance. Eh bien, j’ai eu beau chercher, d’abord en Europe, puis aux Etats-Unis, j’ai fait chou blanc. Je crois pouvoir dire ici qu’aucun rapport officiel international, aucune étude ne rapporte la présence de stéroïdes dans des doses de créatine. En désespoir de cause, j’ai demandé au Ministère des sports de bien vouloir m‘expliquer d’où ils tenaient leur information. J’attends toujours.
Résumons-nous : la créatine n’est pas considérée par les autorités anti-dopages comme un dopant, l’Afssa estime qu’elle est aussi efficace pour gagner une course que du Perrier, aucun lot de créatine n’a jamais servi à masquer la présence de stéroïdes anabolisants. Imaginez maintenant Jeannie Longo, découvrant l’article du Parisien à quelques jours des Jeux d’Athènes. Que fait-elle ? Ce qu’elle fait depuis qu’elle a des pédales sous les pieds, un maillot sur le dos et des adversaires : elle attaque ! Jeannie Longo a donc attaqué Le Parisien.
Le plus étonnant dans cette triste histoire n’est pas que les juges l’aient déboutée le 8 septembre dernier. Plus rien, depuis l’affaire d’Outreau ne doit nous surprendre en matière de décision de justice. Non, le plus étonnant, ce sont les contorsions du tribunal de Paris pour tenter d’accréditer l’idée que la créatine est un produit potentiellement dangereux, interdit en France - en dépit du fait qu’un autre tribunal français, celui de Digne en mars 2004 a reconnu le contraire, et que la France a, sur ce point comme sur bien d’autres touchant les compléments alimentaires, été condamnée par la Cour de justice européenne pour entrave à la libre circulation des marchandises. Une belle performance des juges parisiens, obtenue sans aide de créatine.
La France, qui depuis des mois traîne des pieds pour appliquer la nouvelle réglementation européenne (pourtant si peu laxiste) sur les compléments alimentaires a décidément bien du mal à faire de sa pompeuse « République » dont la classe politique nous rebat les oreilles, une simple démocratie. Les juges y veillent, et, hélas, certains médias y veillent avec eux. Tous les commerçants français qui réclament le droit de vendre de l’artichaut comme leurs homologues belges ou italiens sans être traduits en justice, tous les sportifs français qui veulent être libres comme leurs concurrents européens de prendre ce qu’ils veulent, sans être montrés du doigt par les quotidiens nationaux, tous ceux-là sont finalement inadaptés à l’idéal républicain. Ce sont de mauvais Français, de misérables libertaires, de dangereux démocrates. Tenez, la Fédération de cyclisme a eu bien raison de refuser sa sélection à Jeannie Longo. On aurait eu l’air fin si le Championnat du monde avait été remporté par une mauvaise Française !

Epilogue

Le 23 octobre 2007, la Cour de cassation a donné raison à Jeannie Longo.

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