Peut-on expliquer le « French Paradox » ?

Par Michel De Lorgeril - Chercheur au CNRS Publié le 12/01/2024 Mis à jour le 12/01/2024
Point de vue

Dans cette tribune, le Dr Michel de Lorgeril réagit aux accusations de ceux qui remettent en cause ses travaux de recherche sur le « French Paradox ».

L’addictologie est un beau métier et les médecins addictologues ont tout mon respect.

C’est une spécialité médicale difficile et ingrate car le pourcentage de succès – guérir une personne dépendante à une substance addictive comme l’alcool – est plutôt faible.

Aider les victimes de l’addiction à l’alcool – via la famille, les proches et le médecin – est une sorte d’apostolat. Il y faut beaucoup d’efforts et il y a beaucoup de rechutes.

La surconsommation d’alcool (d’éthanol) peut entraîner de sévères complications médicales et sociétales. Par exemple, un seul (ou une seule) alcoolique – comme on dit encore souvent – dans un couple, une famille, une communauté, un immeuble ou un quartier peut créer des troubles sociaux : bruits, disputes, bagarres, danger pour soi-même et les autres (conduite en état d’ivresse…) faisant de la personne dépendante une charge parfois insoutenable pour son environnement humain.

Il y a de multiples façons de manifester sa dépendance à l’alcool. Par exemple, beaucoup de personnes addictes ne sont jamais saoules et leur dépendance à l’alcool peut passer inaperçue, même pour leurs familiers, jusqu’au jour où une complication survient. La surconsommation d’alcool peut se traduire par de nombreuses pathologies parfois précoces dans l’existence des victimes. Par exemple, on meurt jeune (autour de 50 ans) de la cirrhose alcoolique. Certaines de ces pathologies peuvent être invisibles mais douloureuses (polynévrite alcoolique) et potentiellement destructrices. La toxicité cérébrale de l’alcool peut engendrer une maladie précoce à type de démence (syndrome de Korsakoff) qui est loin d’être rare et s’avère difficile à diagnostiquer.

En dehors de la surconsommation avérée et chronique d’alcool, il y a aussi de multiples façons d’être un consommateur d’alcool déraisonnable ; souvent sans être un surconsommateur avéré. Un des pires exemples est celui des « binge drinkers » anglo-saxons qui ne boivent qu’une fois par semaine mais ces jours-là (du fait de l’excès de boissons) sont des dangers patents pour eux-mêmes et leur environnement. C’est un exemple parmi d’autres.

Cela étant dit, je note qu’un sympathique addictologue professionnel – le Dr Philippe Arvers, membre du prestigieux Institut Rhône Alpes Auvergne de Tabacologie – publie dans la revue THE CONVERSATION – L’expertise universitaire, l’exigence journalistique, disent-ils, pas moins – un article dont le titre m’interpelle personnellement : Le « French Paradox » démonté : non, une consommation modérée d’alcool n’a pas d’effet protecteur.

Je suis interpellé personnellement puisque je suis un des auteurs du fameux article de 1992 dans la revue britannique The Lancet où pour la première fois des scientifiques proposaient une théorie explicative au phénomène épidémiologique appelé French Paradox (FP) par les investigateurs anglo-saxons.

Il y a ainsi deux notions à expliciter : 1. Qu’est-ce que vraiment le French Paradox ? 2. Quelle nouvelle théorie proposions-nous (il y a plus de 30 ans) pour essayer de comprendre le French Paradox ?

Première notion : le French Paradox est la simple observation que la fréquence des infarctus et des décès cardiaques était au XXe siècle 50 % plus basse en France par rapport au Royaume-Uni et aux États-Unis alors que les facteurs de risque (pronostic) de ces pathologies – cigarettes, cholestérol, diabète, hypertension artérielle, habitudes alimentaires toxiques… – étaient équivalents, sinon pire, en France par rapport à ces deux pays. D’où le paradoxe. Cette simple observation soulevait de nombreuses questions évidemment ; mais curieusement, la principale (à mon avis) n’était pas évoquée : que valaient ces facteurs pronostiques conventionnels ? Étaient-ils vraiment explicatifs du risque cardiovasculaire, notamment chez les Français ? Il manquait peut-être à la liste de ces facteurs de risque, certains autres facteurs possiblement prépondérants, notamment en France, et susceptibles d’expliquer le French Paradox. Mais l’époque, comme d’ailleurs l’époque actuelle, n’était pas aux questionnements et remises en question des doxas, conventionnelles par définition. Il y avait des paramètres « bibliques » et le consensus était qu’on ne pouvait y échapper. L’observation du French Paradox remettait en question la doxa, ce qui est déplaisant pour les académiciens et les conventionnels de tous les pays.

Deuxième notion : quelle était notre nouvelle théorie susceptible d’expliquer le French Paradox ? Le titre de notre article dans The Lancet – la revue médicale la plus lue à l’époque – disait presque tout. Je cite : « Wine, alcohol, platelets, and the French paradox for coronary heart disease ».

C’était, littéralement parlant, une sorte de révolution car pour la première fois dans l’Histoire des sciences médicales, nous mettions en relation 4 paramètres qui, jusqu’alors étaient généralement analysés séparément. Pour les conventionnels de l’époque, il était plus qu’original d’évoquer une relation entre l’alcool et les plaquettes sanguines. Pour les mêmes et d’autres, le vin et l’alcool, c’était du pareil au même. L’existence des polyphénols des vins, par exemple, était inconnue du conventionnel. Beaucoup des conformistes de l’époque aussi ne voyaient pas de rapport entre les plaquettes et les maladies cardiovasculaires. L’heure de l’aspirine pour tous n’était pas encore venue. Enfin, et c’est le point qui nous préoccupe aujourd’hui, nous mettions en relation la consommation d’alcool (ou de vin) avec la problématique cardiovasculaire et nous proposions – pour la première fois – que la consommation de boissons alcoolisées, notamment de vin, puisse être protectrice.

Pour la première fois, l’idée que la consommation de vin puisse être protectrice était lancée.

C’était un crime de lèse-majesté puisque pour les mandarins et supposés experts de l’époque, l’alcool et le tabac – l’alcoolo-tabagisme, comme on disait – étaient inéluctablement liés chez les mêmes individus. Dit autrement, les fumeurs étaient aussi des buveurs et les buveurs déraisonnables étaient obligatoirement des fumeurs ou des chiqueurs ! Et le tabac, comme l’alcool, étaient donc parmi les principales causes combinées de nombreuses maladies, notamment les cancers et les maladies cardiovasculaires. Analyser séparément ces deux paramètres était incongru pour les conventionnels. Sauf que, dans ce bref article, nous proposions déjà suffisamment de données patentes et de nouvelles pistes d’analyse pour susciter la curiosité ; celle des médecins bien sûr mais aussi celle des sociologues et surtout celle des producteurs de boissons alcoolisées. Ces derniers trouvaient dans notre argumentaire scientifique et médical un atout décisif pour leur business. Pour la première fois en effet, à l’ère moderne, des scientifiques institutionnels – j’étais au CNRS et notre unité de recherche appartenait à l’Inserm – au-dessus de tout soupçon (pas de conflit d’intérêt vis-à-vis de l’industrie vinicole) apportaient des données solides suggérant que l’alcool et le vin en particulier pouvaient protéger des complications cardiovasculaires, contrairement au tabac. Révolution !

Il n’est pas exagéré de dire que cette seule publication a suscité une véritable exaltation chez les scientifiques. Elle est désormais citée plus d’un million trois cent mille fois dans la littérature scientifique internationale selon les bibliothèques universitaires américaines et l’intérêt pour son contenu ne se dément pas encore en 2023, comme le montre le graphique ci-dessous. En toute humilité, cela fait de cet article l’un des plus cités de la littérature médicale et scientifique ; de quoi agacer les conventionnels d’hier et d’aujourd’hui…

S’il y eut dès 1992 – et il y a encore en 2023 – un si grand intérêt pour les concepts que nous faisions naître, c’est que nous révisions ainsi les théories explicatives des maladies cardiovasculaires. C’était un vrai chambardement et les tenants de la doxa officielle (si on peut dire) ne s’en sont toujours pas remis.

Dit autrement, en expliquant le French Paradox, nous apprenions à nous protéger des maladies cardiovasculaires. Révolution !

Évidemment, il y eut contre-attaque. Il était inadmissible d’oser remettre en cause la grande toxicité de l’alcool et la lutte incessante des autorités contre l’alcoolisme. Nous eûmes ainsi quelques ennuis avec la Direction Générale de l’Inserm et d’autres institutions moralisatrices avec comme message principal : « il y a peut-être un French Paradox mais il ne faut pas le dire ! »

Les scientifiques et les adeptes du savoir en général sont imperméables à cette sorte de raisonnement. Plus on clarifie et mieux c’est. Nous avons aujourd’hui, à propos de la médecine des vaccins, les mêmes messages : « Les vaccins, ça ne se discute pas ! » proclamait une naïve Ministre de la santé. Nier, comme on le fait aujourd’hui, l’importance de la clarification et de la diffusion des savoirs témoigne d’une régression inédite de nos sociétés en termes de démocratie.

Peu importe, les plus grands ennemis du French Paradox – les cardiologues sont plus ou moins neutralisés – sont aujourd’hui les addictologues (comme le Dr Philippe Arvers) qui prétendent que le French Paradox est « démonté ». Je ne vais pas ici reprendre les arguments avancés dans l’article de la revue THE CONVERSATION, tant ils témoignent d’une sorte de militantisme anti-alcool.

Le militantisme, quels qu’en soient la forme et l’objet, n’est pas conciliable avec l’analyse scientifique.

Je comprends bien sûr qu’on veuille dissuader les citoyens déraisonnables – jeunes ou moins jeunes – de consommer de l’alcool de façon déraisonnable et ainsi mettre en danger leur santé et celle des autres. Je comprends qu’il faille mettre des règles pour éviter les abus de boissons alcoolisées sur la voie publique et j’admire (et respecte) les addictologues qui essaient de prendre soin des patients dépendants de l’alcool et qui sont en souffrance.

Mais la question de l’alcool, des vins et de la santé ne saurait se limiter à la problématique de la dépendance à l’alcool. C’est une problématique réelle mais limitée dans sa fréquence et sa sévérité.

Il est impératif, aujourd’hui encore plus qu’hier, de comprendre le French Paradox car

en comprenant le French Paradox, on apprend à se protéger réellement des pathologies cardiovasculaires.

C’est d’une importance médicale et sociétale considérable puisque les maladies cardiovasculaires restent encore de nos jours la première cause de mortalité dans nos pays.

Pour comprendre le French Paradox, il faut faire appel à des notions de physiologie et de physiopathologie cardiovasculaire complexes.

Peut-être est venu le temps d’exposer – dans un ouvrage exclusivement dédié au FP – ces notions cruciales de physiologie et physiopathologie qui permettent de se protéger réellement des pathologies cardiovasculaires.

Il y aurait des aspects historiques et scientifiques à développer, donc un dur travail, mais si la demande m’en était faite (par exemple, par mon éditeur), je le ferai.

Pour aller plus loin, lire : Comment échapper à l'infarctus et l'AVC

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