Ecotoxicologie, les produits toxiques à la trace

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 02/12/2010 Mis à jour le 17/02/2017
Quels toxiques dans nos assiettes ?Le toxicologue Jean-François Narbonne répond.

Notre environnement recèle une quantité quasi-infinie de toxiques biologiques, chimiques ou physiques qui peuvent se retrouver dans l’alimentation humaine. D’où viennent-ils ? Quels sont-ils ? A quelle dose sont-ils toxiques, mortels ? La dose fait-elle le poison ? De la même façon pour l’adulte ou l’enfant ? Explications de Jean-François Narbonne, grand traqueur de toxiques… affaires.

Fixer des limites

C’est au moment où je préparais une maîtrise de biochimie à l’Université de Toulouse, que l’on découvrait les méfaits de la société industrielle et que naissait l’écotoxicologie. On découvrait par exemple que le DTT (1), très utile en agriculture contre certaines maladies comme la malaria, faisait disparaître certains oiseaux. Que les PCB (2), des huiles très intéressantes dans l’industrie électrique, tuaient les phoques et les Inuits, ou encore que le mercure intoxiquait les pêcheurs de la baie de Minamata (3), au Japon… Les années 70 ont donc correspondu à la découverte des inconvénients de l’industrialisation. On s’est alors rendu compte que la science avait été utilisée en sens unique, avec l’idée que tout progrès était source de bonheur humain. Si le progrès technologique peut être effectivement source d’un certain confort, il peut aussi apporter de nouvelles maladies. La société doit donc regarder de près les activités de la science pour que celle-ci soit au service de la santé et pas seulement de l’industrie. C’est dans cet esprit que j’ai souhaité m’engager dans un rôle d’expert, au niveau national et international, qui donne la possibilité de mettre des limites à la présence de différents composés éventuellement toxiques. J’ai ainsi proposé au Conseil de l’Europe, en 1994, d’imposer une limite de 5 picogrammes (10-12 g.) maximum de dioxine par gramme de matière grasse dans le lait. De même, après la marée noire provoquée par l’Erika, on nous a demandé de fixer les valeurs limites, en-deçà desquelles les huîtres, les moules et les poissons pouvaient être mis sur le marché. Au final, un an après la marée noire toutes les valeurs mesurées étaient au dessous de cette valeur. La science est ainsi un outil important pour faire changer les choses.

Risques et dangers ne sont pas synonymes

Voyons maintenant quels sont les outils scientifiques pour répondre aux craintes que suscitent les avancées rapides de la science, évaluer les risques et, éventuellement, établir des normes pour limiter les impacts en termes de santé publique. On peut distinguer des risques alimentaires de plusieurs ordres : les risques nutritionnels tels que le diabète, les risques cardiovasculaires, les risques biologiques liés aux bactéries, aux virus et à des agents biologiques non conventionnels, les risques découlant éventuellement de la pollution génétique, les risques chimiques, les risques radiologiques et enfin les risques physiques.

Pour savoir comment on évalue les risques, il faut d’abord différencier deux termes qui, en français, sont devenus presque synonymes mais qui ont un sens différent. Il y a d’abord les dangers : ce sont toutes les potentialités toxicologiques d’une substance. On peut ainsi établir le profil toxicologique d’une substance. Ensuite, il convient d’évaluer le risque, c’est-à-dire la probabilité pour que des effets négatifs sur la santé apparaissent. Le risque est donc une notion mathématique de probabilité. En demandant par exemple « la dioxine est-elle cancérigène ? », on fait allusion au danger de la dioxine. Mais si l’on demande « vais-je avoir le cancer parce que je consomme du lait dans lequel il y a de la dioxine ? », on s’interroge sur le risque. Il convient donc d’abord d’évaluer ces risques selon les doses que vous consommerez, puis de maîtriser ce risque soit en interdisant l’utilisation de telle substance, soit en instaurant des valeurs limites à ne pas dépasser. A cela s’ajoute l’obligation d’informer le consommateur, notamment par l’étiquetage. Sur les boîtes de pesticides, par exemple, on trouve ce qu’on appelle les phrases de risque et les phrases de prudence qui conseillent l’utilisation de gants pour éviter un contact avec la peau ou de porter un masque pour éviter de respirer le produit.

Quels toxiques dans notre assiette ?

Si on en dresse la liste, les toxiques susceptibles de finir dans notre assiette peuvent venir de différentes sources : il existe des molécules naturelles produites par les cultures elles-mêmes (allergènes, neurotoxiques, anti-oestrogènes…) ; des toxiques comme les pesticides, les fertilisants, les antibiotiques ou les hormones, qui sont des auxiliaires de la production ; ajoutez-y les toxiques qui se développent durant le stockage (les mycotoxines par exemple) ou lors des procédés de transformation (lavage, blanchiment, broyage, épluchage, lyophilisation, irradiation, cuisson, extrusion…) ; sans oublier les produits de migration qui sont transmis par les emballages ou lors du transport… Tous, cependant, n’ont pas les mêmes conséquences sur notre organisme. Aussi devons-nous, avant, établir le profil toxicologique de chaque substance.

La dose fait-elle le poison ?

Prenons l’exemple d’un toxique bien connu, l’ochratoxine A (4). Cette mycotoxine développée par des moisissures, que l’on trouve dans les céréales ou dans le café, peut toucher les reins, l’embryon, provoquer un cancer ou bouleverser les effets immunitaires par différents processus : stress oxydatif, péroxydation lipidique, inhibition de la synthèse d’ATP… Nous devons dès lors établir les doses à partir desquelles apparaissent les différents effets sur la santé. C’est un enjeu énorme qui nécessite des tests, souvent effectués sur les animaux, surtout lorsqu’il s’agit de produits nouveaux. On observe les effets des différentes doses sur différentes périodes – à court terme, à 90 jours, à 18 mois…-, avec des outils de plus en plus performants, depuis le microscope optique (histologie) jusqu’au microscope électronique, en passant par les sondes fluorescentes et les puces à ADN (5).

Le nombre de morts tolérable

A partir de ces protocoles, on peut établir les doses qui n’ont pas d’effet observable : c’est la fameuse dose journalière admissible (DJA) pour l’homme (ou dose journalière tolérable, DJT) concernant les produits non cancérigènes. En revanche, pour les produits cancérigènes, la question qu’on se pose n’est plus celle de la dose tolérable - il n’y en a pas-, mais celle du nombre de morts tolérable ou encore : Quel nombre de morts est acceptable, pour tel usage ? A l’heure actuelle, on dit que pour moins d’un cancer supplémentaire pour un million d’habitants, le risque est nul puisqu’on ne le « voit » pas. Un cancer supplémentaire pour 100 000 individus en une vie entière est un seuil dit acceptable. Alors qu’un cancer supplémentaire pour 10 000 habitants serait inacceptable. Les morts seraient trop visibles… Le problème est qu’on extrapole les valeurs animales sur des populations humaines. Quelle est la validité du modèle d’extrapolation ? Malgré les discussions à l’Afssa et dans d’autres structures, cette question n’est pas encore réglée mais, parfois, ces débats arrivent aux oreilles de la presse et on a pu lire, par exemple : « La dioxine fait 5 000 morts en France par an ». C’est complètement ridicule mais, effectivement, si on extrapole, selon ces modèles, les doses de dioxine présentes dans les aliments, on arriverait à 5 000 morts : ces morts calculés par ordinateur sont des morts virtuels, correspondant donc à des doses virtuelles. La grosse difficulté ensuite est de savoir combien il y a de décès en réalité. Souvent, ils ne correspondent pas à des cas d’exposition moyenne, mais à des expositions ponctuelles fortes et/ou à des populations sensibles. En fait, ce type de mortalité virtuelle modélisée ne correspond pas à des résultats observés sur le terrain.

L’exposition aux risques…

La toxicologie s’intéresse également à l’évaluation de l’exposition humaine. Pour ce qui concerne l’exposition alimentaire, elle dépend de la concentration des contaminants dans les denrées. Si l’on prend l’exemple de l’ochratoxine A dans le blé, la moyenne de sa concentration est de 448 microgrammes (10-6 g.) par kilo les années humides et de 200 les années plus sèches. Ainsi, certaines années, la présence du contaminant ne pose aucun problème puis, brusquement, une année, elle en pose beaucoup, simplement parce le temps n’a pas été favorable à la récolte mais favorable, en revanche, au développement des mycotoxines. A partir de là, on s’intéresse aux vecteurs, c’est-à-dire aux aliments qui véhiculent les substances problématiques. Depuis quelques années, l’Afssa est dotée d’un « Observatoire des consommations alimentaires » qui tâche d’établir, avec la plus grande précision possible, la contribution des différents vecteurs. Car, si l’on veut pouvoir fixer des limites à la consommation des aliments, il faut connaître la contribution de chacun, en termes d’apport quotidien en toxiques. Puis on compare l’apport journalier (AJ) à la dose journalière tolérable, celle en-deçà de laquelle il n’y a pas de problème. On essaie ensuite d’identifier les populations à risques, car tous les individus ne consomment pas les mêmes aliments, et tout le monde ne dispose pas de la même sensibilité aux toxiques, notamment les enfants, les femmes enceintes, les personnes âgées... Il existe aussi de fortes différences de sensibilité en fonction du patrimoine génétique.

… n’est pas la même pour tous

Pour l’Afssa, je me suis livré à l’exercice d’identifier les risques théoriques par ordre décroissant. Aujourd’hui, l’exposition moyenne aux PCBs est de 120% de la DJT ; celle aux nitrates, aux phtalates, au cadmium et à la dioxine varie entre 60 et 40% de la DJT ; celle aux PAHS, au mercure et au plomb ainsi qu’à certaines mycotoxines fluctue entre 40 et 20% de la DJT ; enfin, celle aux retardants de flamme et à certains pesticides utilisés pour des traitements post-récolte atteint moins de 20% de la DJT. Cette hiérarchie permet aussi de comparer un risque par rapport à un autre, car le risque reste théorique si l’on ne s’intéresse qu’à l’ensemble de la population. Par exemple, le taux d’aflatoxine est en moyenne de 80% de la DJA pour les adultes, mais il atteint 200% de la DJA pour les enfants. Ainsi, s’il n’y a pas de risques théoriques pour les adultes, cela ne signifie pas qu’il n’y en ait pas pour certaines catégories de la population. Du coup, compte tenu des risques spécifiques pour les enfants, des réglementations ont été introduites pour les produits infantiles, tels que les céréales du petit déjeuner. On peut ainsi identifier des groupes à risques au sein de la population. Par exemple, les végétariens, qui mangent beaucoup de végétaux, sont plus exposés aux mycotoxines. Ceux qui consomment beaucoup de lait sont plus particulièrement exposés à l’aflatoxine M1 présente dans le lait, etc. La question est maintenant de savoir quels sont les risques d’une surexposition à certains produits pour la santé humaine ?

Quels risques pour la santé ?

Avec le professeur Dominique Belpomme, nous nous sommes intéressés à l’augmentation des cancers en France. A partir des données d’exposition alimentaire disponibles de l’Afssa, j’ai calculé quel pouvait être le taux de cancers supplémentaires virtuels liés aux cancérigènes présents dans les aliments. Selon les substances et selon les modèles utilisés, on obtient entre 2 000 et 10 000 cancers supplémentaires en France. Autre point intéressant concernant les contaminants présents dans notre corps, notamment dans le sang : les éléments que nous concentrons le plus massivement dans le corps sont les phtalates, qui sont des matières plastiques, à hauteur de 3 000 nanogrammes par gramme de lipide. Quant aux autres substances que l’on trouve en grande quantité dans le corps, ce sont les produits fluorés (revêtements téflon des instruments de cuisine), puis les PCB (300 nanogrammes), les organochlorés, les parabènes, les muscs, les retardants de flamme polybromés et, enfin, les dioxines présentes en quantités infimes (à 0,01 nanogramme). Alors pourquoi, me direz-vous, évoque-t-on si souvent les dioxines, alors que leur problème est quasiment réglé ? Parce qu’il n’existe pas de brevets sur les dioxines. Cela signifie que l’on peut en parler plus facilement que d’autres produits qui, eux, font l’objet de brevets et sont vendus par des industriels…

Quoi qu’il en soit, des études sont réalisées pour évaluer les risques liés aux substances que nous hébergeons dans notre corps. Pour les dioxines, le risque est à peu près identifié : l’augmentation des cancers et des mortalités par cardiopathie correspondent à des taux de dioxine dans le corps d’environ 300 picogrammes (10-12) par gramme de matière grasse. On a ainsi vu augmenter le nombre de maladies chez des travailleurs exposés ou chez les riverains de Seveso (300 000 pg/g lipides). L’imprégnation moyenne en France est de 10-15 picogrammes.

De nouveaux outils d’observation

Tout ce dont je viens de vous parler concerne des valeurs des contaminants mesurées par les techniques de la chimie analytique. Aujourd’hui, il existe de nouveaux outils, les biotechnologies notamment, qui permettent d’apprécier, grâce à des tests cellulaires, si un composé peut se fixer à un récepteur, si un gène est activé par une molécule et s’il peut alors déclencher un mécanisme toxique. Mais ces techniques étant assez lourdes, on utilise un signal simple à détecter, emprunté au ver luisant : cet animal produit de la lumière, la nuit, en hydrolysant de la luciférine. L’expérience consiste, par génie génétique, à introduire dans un gène humain ciblé le gène du ver luisant capable de produire de la lumière. Du coup, quand le gène humain s’active, il produit de la lumière et, avec un photomultiplicateur, on peut détecter l’impact toxique de la substance étudiée. Il existe des tests de ce type pour les dioxines et pour d’autres substances. Mieux, on peut tester plusieurs produits en une seule fois, ce qui coûte beaucoup moins cher que de réaliser des tests sur des rats durant des années. Malheureusement, ces nouveaux outils de biologie cellulaire et moléculaire ne sont pas encore utilisés dans les évaluations ou dans les protocoles officiels.

Jean-François Narbonne a fondé et dirigé le Laboratoire deToxicologie Alimentaire Université Bordeaux 1 en 1981, devenu depuis Groupe de Toxicologie Biochimique au sein du Laboratoire de Physico et Toxico-Chimie des Systèmes Naturels (UMR CNRS 5472). Professeur de Toxicologie à l’Institut des Sciences et Techniques des Aliments et au Mastère Environnement et Risques Industriels, Université Bordeaux 1, l’homme affiche plus de 190 publications (articles de revues et ouvrages), plus de 200 communications à des congrès en Toxicologie Alimentaire et de l’Environnement.

(1) DDT, Dichlorodiphényltrichloroéthane.

(2) PCB polychlorobiphényles. Voir sur le site du ministère de l’écologie http://www.ecologie.gouv.fr/article.php3?id_article=854

(3) http://www.actu-environnement.com/ae/news/1684.php4

(4) Voir sur le site du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie

http://www.minefi.gouv.fr/DGCCRF/01_presentation/activites/labos/1999/ca...

(5) Les puces à ADN consistent en un support solide, sur lequel des milliers de fragments d'ADN sont déposés à l'aide d'une micropipette robotisée. Grâce à cette technique, chacun des fragments d'ADN est représenté par un point sur le support (ou puce). Ils servent de sondes pour fixer de façon très spécifique les fragments de gènes complémentaires (cibles), présents dans les échantillons biologiques à tester : leur mise en contact permet de reconstituer la double hélice d'ADN.

http://www.genopole.org/html/fr/connaitre/cite/outils/puces.htm

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