Le lobby des nitrates

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 11/07/2006 Mis à jour le 17/02/2017
La réforme de la gestion de l'eau n'est pas pour demain. Tout est bon pour épargner à l'agrobusiness d'avoir à payer sa pollution par les pesticides et les nitrates. D'ailleurs, les nitrates, ce n'est pas dangereux, voyons... La preuve, il y en a plein les salades !

Il y a déjà quelques années, le Dr Marian Apfelbaum, un chercheur pour lequel j’ai de l’estime, avait publié « Risques et peurs alimentaires » (1), un livre dans lequel il tentait, avec d’autres spécialistes appelés à la rescousse, de nous persuader que sur la vache folle, le maïs transgénique, les nitrates, les dioxines, les peurs qui s’expriment dans le public sont en grande partie irrationnelles. « En matière de risque, en particulier alimentaire, écrivait-il sans tendresse pour les « écologistes » qui c’est bien connu s’alarment de tout, la théorie écologique (et aussi la pratique quotidienne) est le doute systématique appuyé au besoin d’un mensonge, de préférence ésotérique. » 

Marian Apfelbaum avait choisi d’ouvrir ce livre avec le dossier des nitrates, preuve qu’il le considérait comme emblématique de ces craintes irrationnelles ou ésotériques. Je parle de ce livre, que j’ai extrait de ma bibliothèque pour l’occasion, parce que Canal+ a consacré une émission à la question de l’eau le lundi 3 juillet. Et bien sûr, par ricochet à celle des nitrates.

Dans son livre, Marian Apfelbaum défendait ses convictions – « nitrates, pas de danger » - avec intelligence. On peut lui répondre étude contre étude, ligne pour ligne mais on salue le cheminement de la démonstration, même amputée de quelques données fondamentales et alourdie d’un parti pris manifeste.

Bien loin du discours du Dr Apfelbaum, il y a en France un lobby du nitrate qui se confond assez exactement avec le lobby agricole, auquel il cherche naturellement à épargner amendes et redevances sur l’eau. Pour y parvenir, il s’y manie des arguments qui ont l’apparence de la science, frappent fort les consciences et maintiennent un statu quo choquant - une autre exception française - à savoir persistance de cultures intensives incompatibles avec nos nappes phréatiques (maïs), pollution aux pesticides et aux nitrates et financement a minima des installations destinées au traitement des eaux.

Salade de nitrates

Dans l’émission de Canal +, l’un de ces arguments bien connu est resservi avec un bon gros sens paysan par Philippe Rouault, député UMP d’Ille-et-Vilaine et Christian Buson, qui préside dans le même département un « Institut de l’environnement » très indulgent pour les nitrates. Les légumes, expliquent-ils en substance, contiennent des nitrates. Les légumes ne sont pas mauvais pour la santé, ils sont même conseillés. Pourquoi alors faudrait-il s’alarmer de la présence de nitrates dans l’eau ? « Ils n’ont pas d’impact sur la santé, » conclut M. Rouault. « Ils ne posent aucun problème sanitaire », dit en écho M. Buson. Près de 500 000 ha du département d’Ille-et-Vilaine sont occupées par des terres agricoles.

Evidemment, vous l’avez deviné, le raisonnement est bancal, tout juste bon pour être servi en fin de soirée sur une chaîne télé à des oreilles fatiguées et des paupières lourdes.

Une salade, ça contient des nitrates, certes, mais ça contient surtout autre chose. Et notamment de la vitamine C. Or les problèmes de santé dont les nitrates sont suspectés, au premier rangs desquels figure le cancer, ne sont pas du tout les mêmes selon que les nitrates sont avalés ou pas en présence de vitamine C.

L’ion nitrate est la forme stable de l’azote, formé par l’association d’un atome d’azote avec trois atomes d’oxygène. Une fois ingéré, il peut être réduit en nitrite par les bactéries présentes dans le corps, en particulier dans la bouche, mais aussi l’intestin grêle et le côlon. Dans un milieu acide, l’estomac par exemple, l’ion nitrite donne naissance à de l’acide nitreux qui à son tour va faire des petits, et notamment un composé qui nous intéresse, le dioxyde d’azote. C’est là que l’aventure du nitrate prend un tour plus inquiétant, puisque le dioxyde d’azote est capable de réagir avec des susbtances azotées qu’on appelle amines pour former des individus très peu fréquentables, les nitrosamines.

Les nitrosamines endommagent les gènes et provoquent des cancers dans toutes les espèces animales.

Un risque potentiel de cancers

Chez l’homme, comme toujours dans le domaine de la toxicologie alimentaire, les preuves que les nitrates sont dangereux ne claquent pas sous nos yeux comme des drapeaux rouges. Mais le dossier n’est pas vide. Plus on consomme de nitrates dans l’eau, plus on fabrique de nitrosamines. Les populations qui affichent des taux élevés de cancers de l’oesphage et de l’estomac sont aussi celles chez lesquelles on retrouve des taux élevés d’une nitrosamine, la N-nitrosoproline. Les études épidémiologiques publiées à ce jour ne permettent peut-être pas de conclure formellement que les nitrates de l’eau sont cancérogènes, mais elles n'autorisent pas à dire, comme le fait Christian Buson qu’ils sont sans danger : plusieurs études ont trouvé que les nitrates de l’eau augmentent le risque de certains cancers - d’autres qu’ils n’ont pas d’influence.

Ce qui nous ramène à notre salade et notre vitamine C.

Les résultats des études sont difficiles à interpréter parce que la dangerosité des nitrates varie selon l’environnement dans lequel ils sont avalés. La vitamine C bloque la formation de nitrosamines en réduisant l’acide nitreux en monoxyde d’azote. Donc, quand vous mangez la salade de M. Rouault, nitrates compris, il y a très peu de risque de voir les nitrates se transformer en composés cancérogènes. La vitamine E bloque elle aussi la nitrosation en réduisant l’ion nitrite en monoxyde d’azote. Le café, l’ail, le thé vert préviennent eux aussi l'apparition des nitrosamines.

Les facteurs de risque

Les nitrates dans l’eau, c’est une autre histoire.

C’est aussi une autre histoire lorsque vous accompagnez vos merguez et autres viandes quotidiennes d’un verre d’eau plein de nitrates parce qu’alors vous absorbez des substances qui stimulent la formation de nitrosamines (fer des viandes rouges) ou qui sont des précurseurs de ces nitrosamines (sel nitrité des charcuteries).

Et c’est encore une autre histoire chez les personnes qui souffrent de maladies du périodonte, parce qu’elles sont infectées de bactéries qui ne laisseront pas passer l’occasion de transformer les nitrates en nitrite. Et chez celles qui souffrent de maladies intestinales inflammatoires : elles ont un excès de monoxyde d’azote dû à l’inflammation, lequel monoxyde d’azote, une fois oxydé peut conduire aux nitrosamines.

On ne va pas faire l’injure à MM. Rouault et Buson de penser qu’ils méconnaissent la biologie des nitrates, puisqu’ils sont ingénieurs agronomes tous les deux et que les nitrates, dans les études d’agro, on étudie. On va simplement les remercier de nous offrir en guise de conclusion un mot facile : la prochaine fois qu’ils s’exprimeront sur le sujet, qu’ils évitent de nous raconter des salades.

Thierry Souccar

(1) Odile Jacob, Paris, 1998

A découvrir également

Back to top