René Dumont, le père de l’écologie militante

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 17/01/2008 Mis à jour le 10/03/2017
Le procès de l’Erika est l’occasion de se souvenir des grandes catastrophes pétrolières qui ont souillé le littoral français : Torrey Canyon en 1966, Amoco Cadiz en 1978, et de celui qui sut faire naître la pensée écologiste : René Dumont. Nous l’avions rencontré en 1997, quatre ans avant sa mort. Entretien.

Né en 1904, mort en 2001, René Dumont est considéré comme le père de l’écologie militante en France. Il fut l’un des premiers à s’insurger contre l’agriculture productiviste et la mise en coupe réglée des ressources naturelles. Il s’est présenté à l’élection présidentielle de 1974 pour populariser la pensée écologiste. Mais il faudra attendre la catastrophe du pétrolier Amoco Cadiz, le 16 mars 1978 pour qu’une prise de conscience nationale émerge. Douze ans presque jour pour jour après le naufrage du Torrey Canyon, les côtes bretonnes se couvrent de 230 000 tonnes de pétrole. Choqués, les Français ne cachent pas qu’ils sont désormais séduits par les thèses écologistes : aux législatives de 1978, Antoine Waechter recueille 10% des voix, et Didier Anger, pionnier des luttes antinucléaires de La Hague, 12,7%. Nous avions rencontré René Dumont au printemps 1997. Voici ce témoignage, à certains égards prophétiques.

LaNutrition.fr : Vous souvenez-vous du jour du naufrage de l’Amoco Cadiz ?

René Dumont : Je crois bien que j’étais au Canada. J’ai bien sûr été très sensible à cet accident. Je me suis toujours prononcé contre l’abus de pétrole, et en faveur d’un pétrole cher. C’est le seul moyen d’éviter des catastrophes de ce genre. Mais il faut dire que la catastrophe que je surveille le plus, celle que j’ai le plus étudiée, c’est l’effet de serre.

Peut-on réellement parler de catastrophe ?

Je suis passé en Irak en octobre 1991 après la guerre. J’ai examiné des épis de maïs, et les paysans m’ont dit : « Cette année, l’été a été un peu plus chaud » ; c’est le réchauffement global, du à l’effet de serre. A une certaine température, les épis de maïs ne sont plus fécondés. Sur un épi de maïs, il y a place pour 120 à 150 grains. Or, il y avait 8 grains fécondés sur 150. Ils sont donc obligés de renoncer à la récolte d’été, sur les deux récoltes annuelles, parce que le climat n’a pas permis la fécondation. Quand on voit ça...

Pourtant, la production agricole mondiale n’a pas cessé de progresser...

De 1950 à 1984, nous les agronomes, avec les agriculteurs, nous avons fait mieux que la démographie. La production céréalière mondiale montait plus vite que la population. Depuis 1984, la production alimentaire est dépassée par la croissance de la population. Je viens de terminer un petit livre : « Famine, le retour » (1). La famine revient. La sécurité alimentaire mondiale est compromise. On dit aujourd’hui que 900 millions d’habitants ne mangent pas à leur faim ; je suis certain qu’un plus grand nombre encore sont à mi-chemin de la famine. Et 2 milliards de gens n’ont plus d’eau potable.

Que faut-il faire ?

Chaque année, la démographie n’est pas contrôlée, mais ce qui augmente c’est le nombre d’habitants qui ont faim. Il faut arrêter la démographie, et ensuite contrôler l’économie. Nous allons vers une économie libérale à tout crin, sans aucun contrôle. Le libéralisme économique, c’est la liberté de tuer. La liberté de tuer le climat, donc de tuer les hommes, les femmes et les enfants. La mondialisation c’est aussi la croissance des inégalités. Le nombre de gens qui ont faim croît. Il faut réduire ces inégalités et surtout réduire notre civilisation qui détruit les climats. Regardez ce qui se passe en Chine. J’ai connu Shanghaï en 1955. Les ¾ de la production alimentaire de la ville étaient produits par un rayon de 30 à 40 kms autour de Shanghaï. La majorité de ces terres-là a aujourd’hui été convertie en parkings, maisons, routes, golfs. La Chine perd chaque année 300 000 hectares de terre au moins, mais attention, elle perd ses meilleures terres, comme celles qui sont en passe d’être noyées avec le barrage des Trois Gorges. La Chine suit la voie tracée par le Japon, Taïwan, la Corée du Sud, qui ont négligé leur agriculture, et tout basé sur l’industrie exportatrice. Ces 3 pays, qui regroupent 191 millions d’habitants ont perdu 40% de leurs terres agricoles et importent les deux tiers de leur alimentation. Depuis 1985, la Chine augmente chaque année ses importations. Et dans 5 à 10 ans, si le mouvement continue, elle importera tous les excédents disponibles, et l’Afrique mourra de faim. Parce que l’Afrique n’a pas les moyens d’acheter.

Mais l’économie ne prend-elle pas de plus en plus en compte les idées écologistes ?

Non, non, non. Il y a quelques initiatives, mais les dégâts ne cessent d’augmenter, les villes sont de plus en plus empoisonnées. L’écologie intéresse une minorité de gens. Mais cette minorité n’a pas le pouvoir. Le pouvoir, c’est l’autoroute, c’est la voiture. Le pouvoir, c’est les primes successives pour augmenter encore le nombre d’automobiles. L’automobile est un instrument de mort pour le climat. Le pétrole est très bon marché. On a eu une période de pétrole cher, de 1979 à 1985. A cette époque, il y avait ici sur les toits des panneaux solaires. Une fabrique de panneaux s’était même créée près d’ici. Dès que le pétrole a baissé, la société a fait faillite et voilà. L’énergie solaire, l’énergie éolienne, les énergies alternatives n’ont pas de crédits. Les crédits vont aux essais nucléaires.

La science et le progrès sont-ils compatibles avec les idées de l’écologie ?

On pensait que la science, le progrès, la culture allaient nous amener l’instruction universelle, l’abondance. Le progrès nous a amené la bombe atomique. La science peut cohabiter avec l’écologie, à condition de la contrôler. A condition d’être les maîtres de ce qu’on fait. Quand on laisse la science fabriquer la bombe atomique, ça ne va pas. Quand on laisse la science démolir l’environnement, ça ne va pas.

On vous présente souvent comme « visionnaire ». C’est un qualificatif que vous acceptez ?

J’ai écrit « nous allons à la famine », en 1966. En 1974, j’ai assisté à la première conférence mondiale de l’alimentation sous l’égide de la FAO. Les organisateurs ont affirmé « Dans 10 ans, plus un seul enfant dans le monde n’aura faim. » Moi, je suis sorti en disant : « Ils sont fous, ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent. » Aujourd’hui je dis que dans 20 ans, il y aura plus de gens qui auront faim. J’ai aussi été le premier à dire « l’Afrique noire est mal partie » en 1962. A ce moment-là, j’étais persona non grata pour la majorité des dirigeants africains. Récemment encore, mon livre vient d’être renvoyé du Gabon, où il était destiné à un libraire. Il a été refusé par les autorités.

Vos idées ont-elles plus de poids aujourd’hui qu’autrefois ? Est-ce qu’on sollicite votre avis ?

J’ai eu le maximum d’autorité de 1962 à 1975. Mes idées ont plutôt moins d’écho aujourd’hui. On a frappé un grand coup en 1974, mais maintenant... On vient me voir. Je travaille avec les Verts. Je ne suis pas adhérent des Verts, mais je suis à côté d’eux. Je reçois des gens comme vous. Il en vient 2 ou 3 par mois. Je passe 6 mois au Québec, ma compagne est québecoise. L’été au Québec, l’hiver ici. Je suis plus reconnu au Canada qu’en France.

Vous n’êtes guère optimiste pour l’avenir...

Avec la famine demain ? Chaque année, il y a 95 millions d’habitants de plus sur la planète. Ce ne sont pas les riches qui augmentent. Ce sont les mal-nourris. Donc, nous sommes en train d’augmenter la misère. On a eu la guerre du pétrole, on va avoir les guerres de l’eau.

Ecologie : la prise de conscience passe par une catastrophe

Les 50 dernières années sont marquées par l’avènement d’une prise de conscience écologique. Comme le rappelle Pascal Acot, chargé de recherches au CNRS, « la nature a, dès l’origine de l’humanité été dégradée puisque la production des richesses s’effectue par la transformation de la nature. C’est pourquoi l’état écologique du monde s’est profondément aggravé depuis le commencement du siècle dernier en raison de la montée en puissance constante des technologies de production. » Cette aggravation menace dorénavant les mécanismes intimes de régulation de la biosphère, et de nombreux chercheurs estiment qu’il faut repenser la logique du développement économique : « Toute la science économique s’est développée dans l’hypothèse que la nature est infinie et que le plus est le mieux. Mais quand la croissance épuise le milieu naturel et produit de l’exclusion, on ne peut plus parler de développement durable, » note l’économiste René Passet, professeur émérite à l’Université Paris I. Pour Claude Combes, professeur d’écologie parasitaire à l’université de Perpignan, la recherche appliquée porte une grande part de responsabilités : « On voit de suite les bénéfices à court terme, mais rarement les coûts à long terme. » Pour mieux appréhender ces coûts, Claude Combes plaide pour davantage de recherche fondamentale : « L’écologie, c’est la connaissance des lois qui gouvernent les relations entre l’être vivant et son environnement. Il faut savoir comment les espèces se reconstituent, l’influence des polluants sur le patrimoine génétique, les mécanismes de compétition entre les espèces. Il faut appréhender les relations de l’homme avec les pesticides, les métaux lourds, mais aussi les agents pathogènes, les plantes transgéniques. Nous devons également mieux connaître les rapports des hommes avec les autres hommes au plan du bruit, du voisinage. » Selon Claude Combes, notre méconnaissance de ces mécanismes limite la capacité de réaction, sauf lorsque le danger est énorme, comme dans le cas des essais nucléaires dans l’atmosphère. « Quelle est la conséquence, pour l’homme, de l’augmentation du gaz carbonique dans l’atmosphère ? On l’ignore. On ne réagit pas, simplement parce que le bénéfice d’une réaction éventuelle est inconnu. Il en va de même pour le nucléaire civil, dont on ne sait guère les dangers. » Cependant, cette recherche fondamentale manque de moyens financiers. Par ailleurs, comme le souligne René Passet, « les lois des 3 sphères : profit, écologie, homme obéissent à des logiques contradictoires. » Pour autant, des solutions existent. S’il paraît difficile de remettre radicalement en cause le développement économique, une certaine maîtrise est possible. Les dégâts infligés à l’environnement ne devraient plus être évalués à coût zéro. « La route, rappelle René Passet, n’a pas son vrai coût. Les routiers infligent à la collectivité des coûts qu’ils ne prennent pas en charge : dégradation du réseau, destruction des écosystèmes. De même, les avantages faits au diésel sont une catastrophe, tout comme le moindre coût de la vignette pour les véhicules anciens. » Une fois pris en compte les coûts de démantèlement des centrales et de gestion des déchets, le nucléaire civil se justifie-t-il autant ? Selon René Passet, nous possédons les solutions techniques aux questions d’environnement : « Nous produisons de plus en plus en utilisant de moins en moins d’énergie. Une poutrelle de la Tour Eiffel qu’on remplace a coûté et contient 3 fois moins de matière et d’énergie qu’un élément d’origine. Le quintal de blé produit en 1990 exigeait 20% d’énergie en moins que celui produit en 1975. L’agriculture mondiale produit en moyenne 10% de plus que le minimum nécessaire pour couvrir les besoins élémentaires de chaque individu. Les solutions sont à portée de mains, mais leur mise en œuvre est d’ordre politique. » La prise de conscience écologiste, apparue ces 50 dernières années va-t-elle s’amplifier ? Oui, prophétisent les experts, mais probablement par l’éruption de catastrophes majeures. « Il faut hâter la prise de conscience, plaide René Passet, pour réduire au maximum le coût des catastrophes. »

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