Dans le Guide du chasseur-cueilleur égaré au 21ème siècle, Heather Heying et Bret Weinstein examinent notre vie moderne avec leur regard de biologistes de l’évolution. Une lecture stimulante et provocante. Entretien avec les auteurs.

Thierry Souccar : Pour plusieurs raisons. D'abord, la recherche avance. Il y a de nouvelles études, je tenais à les intégrer au livre parce qu'elles précisent, confirment ou nuancent ce que j'écrivais dans la première édition. Ensuite, l'industrie laitière et ses amis ont fait donner la grosse artillerie contre ce livre, le plus souvent en caricaturant mes propos mais parfois en apportant ce qui peut apparaître au moins en surface comme une contradiction réelle et fondée. Je voulais répondre à tout cela. Enfin, j'ai ressenti le besoin d'approfondir certains aspects de la première édition, en particulier je voulais remonter le temps pour comprendre comment on en est venu à nous faire croire que la santé de l'os se résumait à un mot : le calcium, et surtout je voulais approcher de la manière la plus rigoureuse possible nos besoins réels en calcium, qui est le grand argument des laitiers. J'ai aussi écrit un chapitre sur les liens entre l'industrie laitière, les autorités de la santé et les nutritionnistes. C'est très instructif.
C'est un chapitre-clé du livre et je l'ai encore augmenté, en rassemblant des données anciennes et surtout les études parues depuis la première édition. L'industrie laitière et ses alliés, comme l'Académie de médecine, prétendent que je n'ai sélectionné que les données allant « dans mon sens » mais il suffit de consulter le livre pour se rendre compte que c'est faux. J'ai bien pris soin de ne citer que des méta-analyses, c'est-à-dire des analyses en cumul de résultats d'études aux conclusions parfois contrastées. J'en ai recensé sept. Six concluent que les laitages sont inutiles. La seule qui trouve le contraire est signée d'un médecin payé par l'industrie laitière. Donc la seule conclusion possible aujourd'hui si l'on accepte de laisser parler la science et faire taire l'idéologie, c'est que le calcium laitier n'a aucun intérêt dans la prévention des fractures d'ostéoporose. Ceux qui prétendent le contraire mentent à la population.
Effectivement, et j'ai consacré un chapitre entier à cette histoire de densité osseuse. On a là un exemple fascinant de ce qui peut être fait en médecine pour noyer le poisson : asseoir un discours de santé publique sur un marqueur intermédiaire comme la densité osseuse, plutôt que sur le seul critère qui compte, la survenue d'une fracture. La même chose se passe en cardiologie : on mesure le taux de cholestérol plutôt que les infarctus. Des médicaments sont autorisés sur leur simple capacité à faire baisser le cholestérol, alors même que l'on commence à comprendre que cholestérol et infarctus, ce n'est pas la même chose. L'industrie laitière s'est affranchie pendant des années de l'obligation de montrer que les laitages ça fait baisser les fractures, simplement parce qu'avec des laitages la densité osseuse augmente. Mais la densité osseuse n'a qu'un rapport assez lointain avec le risque de fracture d'un individu. Une illustration frappante, c'est la Scandinavie. Les Scandinaves, grands consommateurs de laitages ont la densité osseuse la plus élevée du monde, et aussi le record du monde des fractures du col du fémur.
Avec les laitages contre l’ostéoporose, on n’était plus dans la science, mais dans la magie. Comment a-t-on pu imaginer un seul instant qu’un aliment – le lait – et un nutriment – le calcium – allaient régler presque à eux seuls le problème complexe de l’ostéoporose ? Si la biologie, c’était aussi simple, cela fait bien longtemps qu’on saurait soigner le cancer.
Ce lien a été confirmé pour le cancer de la prostate. Je pense que plus personne ne peut décemment soutenir aujourd'hui que les laitages à dose élevée, c'est-à-dire plus de trois par jour, n'augmentent pas le risque de ce cancer, notamment ses formes agressives. Au passage, je trouve inquiétant que dans un pays qui se dit démocratique ce soit un journaliste scientifique qui ait informé le public. Pourquoi les organismes de veille sanitaire et les instances de la santé ne font-ils pas leur travail ? Au contraire, en 2004, le ministère de la santé a tenté d'étouffer l'affaire et de me discréditer. Dans un livret consacré à l'alimentation et le cancer, publié sous la direction du responsable du Programme national nutrition santé il était écrit que les laitages n'ont absolument aucun lien avec le risque de cancer et que « ceux » qui prétendaient le contraire étaient des « gourous pseudo-scientifiques. » Nous étions alors quelques « gourous » dans ce cas dont Walter Willett, le patron de la plus grosse unité de recherche en nutrition au monde, celle de Harvard. Aujourd'hui, les « gourous » sont des milliers et il y en a même au ministère de la santé.
Si l'on se nourrit comme le recommandent les spécialistes, avec plus de fruits et légumes et moins de sel, moins de protéines animales, nous avons besoin de deux fois moins de calcium que ce qui est officiellement conseillé. Le tout facilement fourni par une alimentation sans laitage ou avec peu de laitages. J'avais écrit cela dans la première édition, ce qui a fait rigoler l'industrie laitière et ses copains. Dans la deuxième édition, ce n'est plus moi qui le dit mais l'Organisation mondiale de la santé. Du coup l'industrie laitière ne rigole plus, elle tousse...
Oui mais on commence à ressentir comme une gêne. Le Programme national nutrition santé n°2 se fait beaucoup plus discret sur cette histoire de calcium qui était il y a encore quelques années un « objectif prioritaire », une sorte de vache sacrée. Ils n'en parlent plus beaucoup. Ces dernières années, des milliers de médecins et de diététiciens ont changé d'avis sur le sujet et commencent à inciter leurs patients à lever le pied sur les laitages. Globalement aussi les Français consomment moins de produits laitiers, en particulier les plus éduqués d'entre eux, ceux qui s'intéressent à la nutrition et sont soucieux de leur santé. Donc le message fait peu à peu son chemin. Dans quelques années, les pouvoirs publics reconnaîtront - ou ne reconnaîtront pas - qu'ils se sont faits pendant 70 ans les complices d'une gigantesque machine de propagande, mais ils seront de toute façon obligés de changer de discours : on ne peut pas avoir longtemps raison contre la science.
Propos recueillis par Sylviane Passard
Dans le Guide du chasseur-cueilleur égaré au 21ème siècle, Heather Heying et Bret Weinstein examinent notre vie moderne avec leur regard de biologistes de l’évolution. Une lecture stimulante et provocante. Entretien avec les auteurs.
Pascal Picq est maître de conférences au Laboratoire de paléoanthropologie et préhistoire du Collège de France (Paris). Il raconte comment, dès l’origine, l’alimentation a façonné l’évolution de l’homme.
Dans un nouveau livre, Christian Rémésy propose de redonner au pain la place qu'il n'aurait jamais dû perdre. Mais un vrai pain, bien différent de la baguette. Un pain proche de celui consommé par nos ancêtres.