Walter Willett: "Beaucoup de gens ont intérêt à ce que nos résultats ne soient jamais publiés"

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 18/12/2015 Mis à jour le 27/11/2017
Point de vue

Le Pr Walter Willett (Harvard) est considéré comme le plus éminent nutritionniste au monde. Dans cet entretien, il parle de l’impact de son travail sur la santé publique, des controverses auxquelles il a fait face et des grands défis du futur.

Le Pr Walter Willett est professeur d'Epidémiologie et de nutrition à l'Ecole de santé publique de Harvard, et professeur de médecine à la Faculté de médecine de Harvard. Il est à la tête de 3 cohortes d'épidémiologie prospective rassemblant plus de 300000 hommes et femmes : l'Etude des Infirmières 1 et 2, et l'Etude de suivi des Professionnels de santé. Il a publié plus de 1 800 articles scientifiques, ce qui fait de lui l'un des chercheurs les plus cités au monde pour ses travaux.

LaNutrition.fr : Pr Willett, votre travail a concerné beaucoup de domaines et représente des centaines d’études scientifiques. Quelle réalisation vous semble rétrospectivement plus importante ou plus marquante que les autres ?

Pr Walter Willett : Mes études les plus importantes sont probablement celles qui n’ont pas bénéficié de l’attention la plus grande. Elles étaient orientées sur la méthodologie et montraient que oui, on peut évaluer l’alimentation de larges populations en utilisant les techniques mises en œuvre dans l’Etude des Infirmières, qui a servi de base à de nombreux autres travaux. Mais en termes de sujets plus substantiels, le travail sur les acides gras trans a sûrement été le plus intéressant et le plus satisfaisant. Je me suis intéressé aux graisses trans au moment où nous avons commencé le travail d’évaluation alimentaire dans les années 1970. À cette époque, nous travaillions dans mon laboratoire sur l’importance des prostaglandines (des molécules de graisses) dans plusieurs processus physiologiques. Ce que j’ai réalisé, en partie grâce à mes connaissances en nutrition, c’est que nous étions en train de prendre des huiles végétales naturelles (de maïs et de soja) pour les hydrogéner partiellement. Ces huiles étaient constituées en majorité d’acides gras saturés essentiels qui sont les précurseurs des prostaglandines et nous tordions la forme de ces molécules. Cela me semblait assez risqué comme opération : lorsque l’on change la forme d’une molécule essentielle, elle n’aura plus la même fonction après. Il était quasiment impossible de prédire ce que ce changement induirait mais comme pour une montre délicate sur laquelle vous lancez du sable, il est difficile de penser que ça fonctionnera mieux après.

C’est vous qui avez donc attiré l’attention sur les graisses trans. Et les gouvernements ont finalement décidé d’agir.

Les graisses trans ont été classées initialement dans la catégorie GRAS (« generally recognized as safe » pour « généralement reconnues comme sûres »). Les autorités de santé ont récemment reconnu que ce classement en GRAS ne convenait pas aux graisses trans. Elles auraient pu le dire il y a déjà 20 ans, mais finalement elles l’ont dit. Cela signifie que ces graisses ne peuvent plus être ajoutées à des aliments sans autorisation spéciale, ce qui tend à terme à les éliminer des produits alimentaires. Le processus a été très long car nous avons dû créer des bases de données – il n’existait pas de base de données sur les teneurs en acides gras trans des aliments couramment consommés aux Etats-Unis. On disposait bien de quelques mesures mais on ne savait pas comment elles avaient été réalisées. Nous avons obtenu des données de la part de différents laboratoires et nous avons mis également au point un système d’analyse afin de pouvoir mesurer les graisses trans dans les aliments et mettre à jour nos données régulièrement. Cela a représenté un énorme travail car les procédés industriels changent tout le temps et si nous ne nous étions pas tenus au courant de ces changements, nous aurions raté ce qui se passait.
Ce travail qui a occupé beaucoup de gens pendant 30 ans s’est avéré être extrêmement controversé. Les experts de la prévention cardiovasculaire avaient décidé que les graisses saturées représentaient le problème n°1. Ils nous ont attaqués pour avoir soulevé ce point, que les graisses trans pouvaient être un souci, tout comme l’industrie agro-alimentaire, mais pour d’autres raisons. Nous sommes restés isolés dans notre coin pendant un bon moment. Mais nous avons continué d'accumuler des données. Et d'autres personnes les ont regardées et alors presque tout le monde a constaté que les acides gras trans représentaient un problème.

Lire aussi : Acides gras trans comment les éviter (abonnés)

Cet exemple montre que vous n’êtes pas étranger à la controverse. Quels conseils donneriez-vous aux étudiants et aux jeunes chercheurs qui arriveraient à une conclusion qui pourrait être impopulaire ?

Eh bien, il me semble que le plus important est d’avoir les données les meilleures et les plus fiables possible. C’est ce qui est bien avec la science : c’est un processus de réplication et d’amélioration de la qualité des données. Parfois ce n’est pas un chemin en ligne droite mais faire son possible pour obtenir des données de la meilleure qualité est certainement la première chose à faire. Il y a eu un débat parmi les scientifiques, du moins chez les épidémiologistes, pour savoir si les scientifiques devaient ou non s’engager dans les discussions sur l’interprétation de leurs résultats, notamment en termes de décisions politiques. Certains disaient « publiez juste vos données, votre responsabilité s’arrête là : quelqu’un d’autre devrait les interpréter, laissez faire les politiciens. » Mais je crois que si c’était ce que j’avais fait, nos résultats auraient juste été enterrés. La plupart des décideurs ne comprennent ni les problèmes soulevés par les scientifiques, ni les scientifiques. Et il y avait aussi bien des associations de prévention cardiovasculaire que des lobbys industriels qui avaient des intérêts très puissants à ce que ces résultats restent ignorés ou soient récusés. Je crois qu’à certains moments, en gardant bien à l’esprit de rester prudent et objectif, il est approprié de prendre part à la discussion, en tant que chercheur, et de ne pas laisser des résultats potentiellement importants passer à la trappe.

Comment gérez-vous les controverses sur un plan personnel ? Avez-vous besoin de respirer profondément lorsque vous sentez un combat arriver ? Ne pensez-vous jamais « Cela n’en vaut pas la peine ? »

Et bien je crois que l’on doit épaissir son cuir. On peut être attaqué pour des choses qui sont juste complètement fausses. Par exemple, une des campagnes de dénigrement auxquelles j’ai dû faire face prétendait que j’étais à la solde de l’industrie de l’huile d’olive – alors que je n’ai jamais reçu un centime de cette industrie. Voilà pourquoi on doit épaissir sa peau. Et il faut aussi se rappeler que ses données peuvent être mauvaises. N’importe quelle étude peut obtenir de mauvais résultats, pour un tas de raisons différentes, et ce qui importe vraiment c’est que les résultats soient confirmés par la suite. Après, il est également important de se demander si les résultats obtenus valent la peine qu’on se batte pour les faire exister. Dans le cas des graisses trans, ça en valait la peine. Nous avions calculé que les décès annuels potentiellement dus aux graisses trans se comptaient par dizaines de milliers. Ce n’est pas rien et cela valait le coup de faire un effort supplémentaire pour faire en sorte que ces résultats ne soient pas enterrés, comme cela aurait arrangé beaucoup de personnes.

Qu’en est-il des faux pas que vous avez pu commettre ? Y a-t-il des erreurs que vous regrettez ? Comment les gérer et s’en remettre ?

On a rencontré une ou deux déconvenues, ce qui, heureusement, n’a pas beaucoup d’impact sur le long terme. Nous en avons eu une lorsque nous avons lancé notre cohorte d’hommes, l’Etude des professionnels de santé. Une erreur de programmation a failli faire tout capoter dès le début : chaque numéro d’identification avait été envoyé à 10 personnes différentes. Nous faisons en effet très attention à ce que les questionnaires nous reviennent sans nom ni adresse, afin de maintenir la confidentialité des données. Nous avons réalisé très vite, dès les premiers retours d’enveloppes, que nous étions dans le pétrin. Heureusement, beaucoup de gens renvoyaient leur questionnaire en mettant leurs coordonnées sur l’enveloppe. Ce qui nous a permis d’identifier rapidement les personnes concernées. Mais dans la mesure où ils ne le faisaient pas tous, il a fallu deux ans et beaucoup de ressources pour nous en sortir. Finalement, nous avons dû exclure quelques centaines de personnes de l’étude, un chiffre pas si mauvais quand on considère qu’il y avait 50 000 participants à la base. Nous avons donc rencontré des problèmes techniques de ce genre, même si nous avions pas mal de contrôles de qualité. Je crois en la loi de Murphy dont un des principes énonce que si quelque chose doit aller mal, elle ira mal quoi qu’on fasse, et je passe beaucoup de temps à penser à ce qui pourrait mal se passer pour essayer de prévenir au lieu de guérir. Malgré tout, encore aujourd’hui, nous devons faire face à des problèmes que nous n’avons pas pu anticiper. Il n’y a jamais assez de contrôle dans ce type d’études qui brassent énormément de données et où les résultats peuvent s’avérer cruciaux pour la santé publique.

Quel sont, selon vous, les défis les plus excitants de la santé publique aujourd’hui ?

Je pense que l’une des grandes frontières actuelles se situe au niveau de l’esprit et du système nerveux central. Nous en savons moins sur eux que sur les autres systèmes organiques et nous en savons encore peu sur les causes des maladies d’Alzheimer et de Parkinson, donc nous nous attelons à ces questions. C’est le bon moment car lorsque nous avons commencé, nos participants étaient encore relativement jeunes et il n’y avait quasiment pas de cas de maladie d’Alzheimer ou de Parkinson parmi eux. Maintenant, après 30 ou 40 ans de données accumulées, les gens commencent à développer ces maladies, donc nous pouvons revenir en arrière et regarder ce qu’ils faisaient 30-40 ans plus tôt et quel était l’état de leurs fonctions cognitives à ce moment-là.

Un autre champ intéressant de recherche actuel est le microbiome (le microbiote et son environnement). Pendant des décennies nous avons pensé que le microbiote fécal était important mais sans disposer des outils corrects pour l’étudier. Nous avions fait une petite étude pilote dans les années 1980 mais notre diététicien avait menacé de démissionner à cause des échantillons de selles. Maintenant on peut étudier les bactéries du microbiote à partir des gènes, plus besoin de ce type d’échantillon.

Un autre défi actuel de la santé publique me renvoie à ce qui m’a conduit à la nutrition : la question de savoir si nous sommes capables de nourrir la population mondiale avec une alimentation saine et durable. Si je regarde la ferme de mon oncle dans le Michigan, elle est passée de petits champs, délimités par des haies et des taillis, grouillants de biodiversité, à des grandes étendues plates recouvertes de maïs ou de soja, comme c’est le cas pour le reste des fermes américaines. Seulement 10% des céréales produites aux Etats-Unis sont consommées par les Américains. La majorité sert à nourrir les animaux ou est convertie en éthanol pour produire du carburant.

J’ai vu le monde changer devant mes yeux. Je possède un terrain dans le New Hampshire, sur une petite île appelée l’Ile aux crapauds car quand nous l’avons acheté dans les années 1970 il y avait plein de crapauds. L’été dernier, nous n’avons vu ou entendu aucun crapaud. Nous avons été dans un champ où poussent des asclépiades et où il y a donc toujours beaucoup de papillons monarques – aucun papillon monarque cette année. Et bien entendu, la population des abeilles sur cette île est également menacée. Il y a manifestement plusieurs facteurs qui entrent en jeu pour expliquer cela mais il est certains que nous sommes en train de détruire la biodiversité très rapidement. Le fait que cette extinction se déroule sous mes yeux est à la fois incroyable et très perturbant pour moi. Nous devons nous imposer des contraintes et des limites dans notre manière de traiter notre environnement afin de maintenir la biodiversité, et à terme, produire assez de nourriture saine pour tout le monde, de manière durable. C’est l’un des plus grands défis des décennies à venir.

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Propos recueillis par Alvin Powell pour la gazette de Harvard, traduits par Priscille Tremblais en exclusivité pour LaNutrition.fr. Reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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