Pr Narbonne : Notre poison quotidien accumule les contre-vérités !

Par Collectif LaNutrition.fr - Journalistes scientifiques et diététiciennes Publié le 16/03/2011 Mis à jour le 10/03/2017
Le Pr Narbonne, professeur de toxicologie à l'université de Bordeaux auteur de Sang pour sang toxique et expert auprès de l'Anses est considéré comme l'un des meilleurs spécialistes françaisDans cette interview exclusive, il réagit vivement à la diffusion du film de Marie-Monique Robin, "Notre poison quotidien"

LaNutrition.fr : Quel est le point de vue du toxicologue sur le film de Marie-Monique Robin, « Notre poison quotidien » diffusé le mardi 15 mars 2011 sur Arte ?

Pr Jean-François Narbonne : Sa première enquête sur Monsanto était bienvenue. Elle montrait les enjeux économiques qui sous-tendent la stratégie de cette entreprise. Avec « Notre poison quotidien », il y a deux problèmes : ce qu’elle raconte est uniquement à charge, et comme elle n’a pas de formation en toxicologie, elle accumule les approximations. Certes, beaucoup de faits qu’elle rapporte sont exacts et ont déjà été rapportés, mais c’est l’interprétation qu’elle en fait qui est totalement orientée. On est dans le militantisme dévoyé et pas le journalisme d’enquête. C’est désespérant !

Un exemple ?

Son film commence par le problème des agriculteurs malades de leurs pesticides. Il s’agit là de la question de la reconnaissance des maladies professionnelles qui n’est que le reflet de l’état catastrophique de la médecine du travail en France. Cette absence de reconnaissance est bien connue et dénoncée depuis longtemps. Les pesticides sont par définition des substances toxiques (c’est d’ailleurs marqué sur les étiquettes avec toutes les phrases de risques associées) et leur manipulation sans précaution ne peut qu’aboutir à des maladies neurologiques, hépatiques, ou des effets cancérigènes ou reprotoxiques. Après une phase d’omerta qui a duré une trentaine d’années les études épidémiologiques  se sont multipliées en France depuis 2000 et les effets chez l’homme ne sont plus discutés aujourd’hui. En revanche, la reconnaissance comme maladie professionnelle répond à d’autres critères plus politiques, et chez les agriculteurs le problème est compliqué du fait d’une exposition à des cocktails complexes qui en plus ont évolué au cours du temps. Il est donc très difficile d’établir la traçabilité et d’identifier un responsable. On se demande donc quel est le but de cette première séquence comme illustration de « notre poison quotidien ».

Elle critique aussi le concept de dose journalière admissible ou DJA

Oui. Selon Marie Monique Robin, la DJA, sur laquelle seraient basées les évaluations des agences sanitaires ne serait pas protectrice en termes de santé publique. Pour bien comprendre la portée de cette critique il faut un rappel historique. Ce concept a été établi dans les années 1950 en recherchant par des études chez les rongeurs la dose n’ayant pas d’effets toxiques (NOAEL) et en l’extrapolant à l’espèce humaine en appliquant un facteur de sécurité qui en général est égal à 100. Quand on regarde son film, on a l’impression que ce facteur de sécurité de 100 a été adopté au petit bonheur la chance.  Rien n’est plus faux. Ce chiffre a été déterminé par le Pr René Truhaut (que j’ai eu brièvement comme professeur et dont il est d’ailleurs présenté plusieurs extraits d’interview en noir et blanc dans le film) à partir des résultats d’études toxicologiques comparatives entre plusieurs espèces (rat, chien, lapin, singe) et entre plusieurs individus (petits, adultes, males, femelles). De plus depuis 50 ans de nombreux experts ont essayé de le contester en fonction de l’évolution des connaissances. Or toutes ces tentatives n’ont fait que confirmer la pertinence de ce facteur de sécurité en lui donnant des bases toxicocinétiques et toxicodynamiques. En plus beaucoup de DJA, comme celles du cadmium, du plomb, du mercure, des PCBs ou des dioxines sont aujourd’hui basées sur des expositions fœtales ou post-natales. Je ne m’étendrai pas sur les évolutions des outils d’exploration des effets santé qui sont passés de l’histologie au microscope optique aux outils de biochimie et de biologie moléculaire.

N’y a-t-il vraiment aucun problème avec cette DJA ?

En fait le problème de la DJA, c’est qu’elle est basée sur une étude dite pivot tenant compte de l’effet le plus sensible pour une exposition pendant la vie entière. Or il peut y avoir plusieurs types d’effets tout au long de la vie. Depuis 2005, l’approche DJA a été complétée par deux nouvelles approches. La première est celle dite de margin of exposure (MOE) qui est le rapport entre le seuil auquel apparaît un effet toxique (BMDL) et le niveau d’exposition d’une population spécifique. Il suffit de lire les derniers avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) pour constater que c’est de cette façon que sont évalués les risques. La deuxième approche part du fait que l’on dispose de plus en plus de données sur la dose interne de contaminants chez l’homme (dosages sanguins, urinaires par exemple) et que par les résultats d’études épidémiologiques on peut situer le seuil critique à partir duquel apparaissent les effets santé. On peut donc calculer la marge existant entre la charge corporelle d’une population et le seuil critique. On appelle cela margin of body burden (MOE). Les premières évaluations de ce type en France ont commencé dés 2005 à l’initiative de l’Institut national de veille sanitaire (Invs) pour les dioxines et les PCBs, et les chiffres concernant les pesticides viennent d’être publiés. En dehors des biomarqueurs d’exposition il existe maintenant des biomarqueurs d’effets (en particulier ceux liés aux effets mutagènes, cancérigènes et perturbateurs endocriniens) applicables directement chez l’homme et participant à ce que l’on appelle l’épidémiologie moléculaire. Ces biomarqueurs et bioessais sont d’ailleurs détaillés dans mon livre Sang pour sang toxique avec des exemples d’application. Mais dans son film, Marie-Monique Robin passe sous silence cette évolution. Faire croire que rien n’a changé depuis les années 1950, c’est purement de la désinformation !

Le film revient sur les risques de cancer attribués à l’aspartame

Elle fait un sujet sur l’aspartame en nous racontant des histoires économiques sur la situation américaine et la manière dont l’aspartame y a été autorisé dans les années 1980. Tout cela est connu depuis longtemps, et surtout qu’est-ce que ça a à voir avec la situation en Europe ? En fait, les incertitudes portent sur les effets neurologiques, et non pas sur les effets cancérigènes. Le problème c’est que ses témoins ne sont pas les experts qui ont étudié le dossier mais les fonctionnaires des agences qui sont les gestionnaires des services et qui n’ont qu’une vue générale des dossiers. De plus dans de nombreux cas ces responsables viennent de l’industrie, ce dont elle a l’air de s’étonner. Mais d’où pourraient venir des personnes qui ont l’expérience de la gestion de dossiers d’homologation ou d’autorisation ? Sûrement pas majoritairement de la recherche publique. Mais ce ne sont pas eux qui font les expertises, ils ne font que la gestion des dossiers et la coordination matérielle des expertises.

Sur l’aspartame, elle pointe des incohérences sur les raisons avancées par l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) pour contester les résultats de l’étude italienne de Morando Soffritti qui trouvait plus de cancers chez les rats nourris à l’aspartame.

Elle va demander à Hugues Kenigswald, qui dirige l’unité sur les additifs à l’Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA) pourquoi cette agence a rejeté les conclusions de la première étude de Morando Soffritti. Il lui dit que c’est parce que les vieux rats ont des inflammations pulmonaires qui peuvent être la cause de cancers pulmonaires. Donc Marie-Monique Robin va voir ensuite Soffritti qui se régale de démonter l’argument en disant qu’il y a eu autant d’inflammations chez les rats nourris à l’aspartame que chez les rats témoins. Mais la vraie raison du refus de la première publication par l’EFSA (celle utilisant des doses inférieures à la DJA) c’était que l’augmentation des cancers n’est significative que chez les femelles, et que les témoins femelles (qui n’avaient pas reçu l’aspartame) présentaient deux fois moins de cancers que ce qu’on constate d’ordinaire sur les femelles appartenant à cette souche particulière (témoins historiques). En fait il n’y avait pas augmentation des cancers chez les traités mais diminution des cancers « spontanés » chez les témoins.  C’est la raison pour laquelle on n’a pas accepté cette publication.  Les experts de l’EFSA ont d’ailleurs dû insister auprès du Dr Soffritti pour obtenir les valeurs des témoins historiques de son institut. Le problème des inflammations pulmonaires des rats en fin de vie fait partie des altérations physio-pathologiques dues à la vieillesse  (pouvant toucher aussi bien les témoins que les traités) et qui constitue une des raisons pour lesquelles le protocole officiel arrête les études de cancérogenèse après un maximum de 24 mois d’exposition et n’attend pas la mort des animaux d’expérience  contrairement au protocole « original » de l’équipe Soffritti.

Le film laisse entendre que des informations importantes seraient dissimulées au public

Pour nous persuader qu’on nous cache des choses, Marie-Monique Robin ressort le rapport de l’Académie des Sciences selon lequel les décès par cancers associés à la pollution ne représenteraient que 0,5 % des cas de cancers. Pour commencer on se demande en quoi l’Académie des Sciences ferait référence en termes de santé publique. Ensuite, ce rapport est basé sur les données de l’Agence internationale de recherches sur le cancer chargée de classer les substances cancérigènes. Ce classement se base sur des cohortes de travailleurs exposés et les cancers reconnus maladies professionnelles. Dans ce cas il n’y a aucun doute sur les substances impliquées. Il s’agit donc de très peu de substances par rapport à celles présentes dans notre environnement. Ce rapport ne répond donc pas à la question posée sur l’implication des substances chimiques dans l’augmentation de l’incidence de certaines maladies. En fait cette question a fait l’objet d’une saisine de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) et a fait l’objet d’une expertise collective de l’INSERM.  Dans l’avis rendu public, il est indiqué que plus de 50 % de l’augmentation des cancers au cours des 30 dernières années avaient une origine environnementale, avec une composante liée aux produits chimique qui ne pouvait être quantifiée, la seule relation suffisamment établie étant chez les agriculteurs.  Marie-Monique Robin ne parle évidemment pas de cet avis, puisqu’elle se positionne nettement comme un « lanceur d’alerte ». En ce qui concerne les pesticides il faut savoir que l’on est passé de 1300 substances actives à 250 aujourd’hui. Il s’agit comme d’habitude de passer sous silence ou de dénigrer tout le travail des agences sanitaires.

Sur France Culture, vous avez déploré que son film donne peu la parole aux experts…

Le choix des témoins est déterminant. Pour répondre aux questions sur les pesticides elle aurait pu interroger les experts en charge des problèmes d’impacts chez l’homme ou l’environnement. Au contraire elle interroge le chargé de communication de l’Union des industries de la protection des plantes, c’est-à-dire les fabricants de pesticides, qui depuis 20 ans tient un discours caricatural issu des meilleurs temps de la société nationale Rhône Poulenc. Son discours est une illustration de la langue de bois, qui nie toutes les évidences scientifiques et ne se base que sur les reconnaissances judiciaires des liens de causalité. Ce n’est donc pas le meilleur interlocuteur pour informer les Français sur les risques liés aux pesticides. Tout est comme ça, instruit à charge. Donc c’est les lobbies qui font la loi, les évaluations des agences ne servent à rien, les experts publics (INSERM, Université, CNRS, INRA) sont tous sous l’influence des lobbies industriels… Il devient évident que tout scientifique qui remet en cause l’interprétation des « lanceurs d’alerte » ne peut être qu’un vendu aux lobbies industriels. Cela coupe donc court à toute discussion scientifique. C’est désespérant. Elle enfonce des portes ouvertes avec une histoire cousue de fil blanc. Pourtant il y avait des choses à dire sur l’origine des maladies chroniques. A la place, on suscite l’émoi comme le fait le gouvernement en exploitant les faits divers liés à la sécurité ou à l’émigration.

Dans le film il y a aussi une séquence sur les perturbateurs endocriniens et les effets cocktails. Marie-Monique Robin laisse entendre que les agences sanitaires ne traitent pas ces problèmes.

Evidemment rien n’est plus faux. Le problème des perturbateurs endocriniens est à l’ordre du jour des agences depuis 1995, ce qui correspond d’ailleurs à la sortie du livre Our stolen future de Theo Colborn que j’avais fait inscrire à l’ordre du jour de mon groupe de travail du Conseil supérieur d’hygiène publique de France (CSHPF). Ce sujet a été repris par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et un pré-rapport a même été rédigé, puis plusieurs fois remanié et finalement n’a jamais été finalisé du fait de la complexité du problème. D’ailleurs après plus de 15 ans de réunions et de colloques, aucun document donnant les bases de l’évaluation des risques n’est sorti, du fait de l’absence de consensus (même entre les experts de l’Afssa/Anses). Le problème fondamental est que l’on n’est pas sur des effets santé (type reprotoxicité ou cancérogenèse) qui peuvent se traduire par l’apparition de maladies chez le rat ou chez l’homme, mais sur un problème d’implication dans des mécanismes d’action complexes, multi-étapes, présentant un effet « hormesis » ou il n’y a pas de linéarité de la relation dose effet. Ainsi, certains experts dont je suis, proposent dans ce cas de ne pas se baser sur les DJA mais d’avoir une approche systématique MOE et MOBB comme dans le cas des cancérigènes génotoxiques (substances sans seuil). Il n’y a pas de consensus international sur une telle approche, mais c’est cette démarche que nous appliquons a titre de complément à l’approche DJA dans notre comité à l’Anses et qui est indiquée dans nos avis. Si Marie-Monique Robin avait interrogé les experts  de l’Anses au lieu de témoins improbables étrangers, on lui aurait sans difficulté présenté les bases scientifiques de nos approches. Mais évidemment cela n’aurait pas conforté le sens qu’elle avait décidé de donner à son reportage.

Revenons aux cocktails...

Pour ce qui concerne les cocktails, les scientifiques travaillent sur le sujet depuis plus de 10 ans que ce soit du point de vue moléculaire ou épidémiologique, en santé humaine ou en écotoxicologie. D’un point de vue historique nous avons toujours été exposés à des cocktails de substances synthétisées par l’homme ou de substances naturelles. Ce que l’on peut dire c’est que les doses d’expositions globales ont fortement baissé aujourd’hui par rapport aux années 1970 mais que la nature de ces cocktails a changé… D’ailleurs la première application réglementaire à des cocktails a été pour les composés dits « dioxine-like » avec le concept TEF et TEQ, s’est ensuite étendue aux composés oestrogéno-mimétiques avec le concept du EEQ (oestradiol équivalant) et est aussi utilisée par l’Anses pour les mélanges d’hydrocarbures aromatiques polycycliques avec le concept du BEQ (Benzo-a-pyrène équivalant). Dans mes cours de toxicologie je traite évidemment des effets cocktails en citant les nombreuses publications sur ce sujet depuis une dizaine d’année. On parle d’ailleurs de cocktails d’occurrence (mélange de contaminants tels que retrouvés le plus souvent dans l’environnement) ou de cocktails de produits appartenant à une même famille c'est-à-dire ayant le même mécanisme d’action. Ces travaux sur les cocktails portent aussi bien sur les mammifères que sur les animaux aquatiques, ainsi que sur de très nombreuses substances chimiques (pesticides, métaux lourds, détergents, hydrocarbures….). Ce que l’on peut dire c’est que le plus souvent c’est le phénomène d’additivité qui se rencontre et que les phénomènes de synergie existent mais sont moins fréquents. Dans plusieurs cas on ne retrouve même que l’effet d’une seule substance en général la plus toxique. Dire qu’il n’y a que 2 laboratoires qui travaillent sur ce sujet en Europe est une évidente contre-vérité (une de plus). Qu’une journaliste d’enquête vienne expliquer aux experts ce que c’est qu’un perturbateur endocrinien est en quelque sorte le monde à l’envers. D’ailleurs que ce soit aux USA, au Canada ou en France, lorsque les agences ont demandé aux pseudos associations de scientifiques, de fournir de nouvelles bases qui d’après eux pourraient servir de base à une nouvelle évaluation des risques pour ces perturbateurs endocriniensn, aucune réponse n’a été fournie. Leur seule solution est l’application imbécile du principe de précaution, comme dans le cas des biberons au bisphénol-A (BPA). On ne répond pas à un problème sanitaire mais on fournit à un député et à son agence de communication l’occasion d’être médiatisé.

Où en est-on du suivi de la population ?

Comme indiqué plus haut, l’évaluation des risques pour la population Française se base sur les nouvelles approches en complément à la référence DJA. Au niveau de l’Anses les marges d’exposition sont calculées à partir d’études dites de diète totale dites EAT. Il y a eu deux études l’une en 2004 et une en 2010 dont les résultats sont en cours de publication. Cette dernière étude porte en particulier sur les perturbateurs endocriniens. D’autre part un plan de biomonitoring dit ENNS a été lancé par l’Institut national de veille scientifique en 2006. Comme aux Etats-Unis, en Allemagne ou au Canada, on recherche des biomarqueurs d’exposition dans les urines et le sang, comme je le préconisais dans mon livre Sang pour sang toxique. La France a pris du retard au démarrage (l’Allemagne en est à son V° programme, les Américains ont publié les résultats de leur quatrième rapport), mais les programmes sortent maintenant. Le premier programme date de 2005 et portait sur les dioxines et les PCBs. On a déjà des données très intéressantes sur les pesticides, les PCB et les métaux lourds. Il est donc étonnant que tous les résultats présentés par des ONG, des lanceurs d’alerte ou des politiques à la recherche d’électeurs soient relayés sans aucun contrôle par les médias, alors que toutes les informations diffusées par les Agences indépendantes qui ont été créées dans la période 1999-2001 sont systématiquement ignorées. Le dernier exemple caricatural  est celui des « menus toxiques » chez les enfants de 10 ans publiés par Génération Future qui parle de débordement des substances chimiques dans notre alimentation. La communication est basée sur le nombre de produits chimiques détectés (fortement sous-estimée d’ailleurs puisque ne comportant aucun polluant émergeant) et non sur les quantités détectées. Or de façon surprenante les dosages montrent des teneurs parmi les plus faibles mesurées dans les aliments des Français. On voit donc que pour susciter l’émoi dans la population on « arrange » la présentation des résultats. La manipulation ne vient donc pas uniquement des lobbies industriels mais devient aujourd’hui une spécialité de certaines ONG.

Quels enseignements peut-on tirer d’ores et déjà des études de biomonitoring ?

La question qui va se poser c’est celle de la différence entre les produits dits naturels et les produits chimiques. Aujourd’hui, parce que la réglementation est plus stricte, les doses de produits de synthèse autorisées sont de plus en plus faibles et on trouve des contaminants chimiques à des niveaux moins importants que certains produits alimentaires, c’est-à-dire le contraire de ce qui arrivait autrefois. Par exemple, on est exposé deux fois plus aux phytoestrogènes (des composés végétaux ayant des effets proches des hormones) qu’aux phtalates (plastifiants) et 100 fois plus aux phtalates qu’au bisphénol A. Quand on sait que le biberon ne représente que 4 % de l’exposition totale au bisphénol A, on s’interroge sur certains effets d’annonce comme l’interdiction des biberons contenant du bisphénol A pendant que toute la population est exposée aux phtalates dont personne ne parle. Or les Agences sanitaires ont mis comme priorité l’élimination des 4 phtalates les plus toxiques d’ici 2018 (le temps de trouver de substituts moins toxiques dans le cadre de REACH). On voit donc comment on détourne l’attention du public et comment on utilise la sensibilité du public à des fins politiques  ou commerciales (green washing).

Finalement votre livre « Sang pour sang toxique » et celui de Marie Monique Robin « Notre poison quotidien » partent des mêmes constatations sur l’augmentation des maladies, le nombre de molécules chimiques exposant le fœtus et même sur certaines pratiques des lobbies  industriels mais vos interprétations sont très divergentes.

Etant fondamentalement écologiste depuis 1968 j’ai décidé d’être un acteur dans l’amélioration de la santé de notre planète et de l’homme en m’impliquant fortement au niveau de la recherche (je suis l’un des rares pionniers des biomarqueurs en France), avec toutes les difficultés inhérentes à ma démarche (fermeture de mon laboratoire en 1998, exclusion de plusieurs comités scientifiques en France et en Europe où on n’acceptait pas mes critiques, sacrifices financiers et familiaux) mais je me suis toujours refusé d’être un protestataire systématique. Comme expert public indépendant je me suis toujours refusé à adhérer à un parti politique (ce ne sont pas les sollicitations qui ont manqué) ou à une association. Pour moi la rigueur scientifique a toujours été ma référence, l’expérience du terrain l’emportant toujours sur les dogmes.  Je me demande de quels soutiens bénéficie Marie-Monique Robin pour être aussi médiatisée et avoir micro et caméra ouverts sur les chaines de télévision. Ce que je sais c’est qu’il y a une forte tendance politique pour demander la suppression de agences sanitaires, pour un transfert de l’évaluation des risques à des lobbies associatifs privés formidablement illustrés par WWF ou le Réseau environnement santé.  C’est ce que certains appellent l’expertise citoyenne, dont on a déjà entendu parlé et qui est une déviation du rôle des associations qui ont la pleine légitimité de lanceurs d’alerte et de « boosters » des pouvoirs publics, mais qui ne doivent en aucun cas avoir des fonctions d’expertise scientifique. Nous avons proposé plusieurs fois à ces leaders d’opinions de candidater comme experts à l’Anses si le travail effectué est si critiquable puisque l’appel à expert est renouvelé tous les 3 ans. Evidemment ces personnes préfèrent manipuler l’opinion publique et nos élus que de participer dans l’ombre à l’évaluation scientifique des risques.

Qu’avez-vous pensé du débat qui a suivi la diffusion du documentaire sur Arte ?

Je crois que ceux qui ont vu le film sur Arte ont bien compris. Après la diffusion, il y avait une sorte de débat bien sûr sans contradicteurs, ni aucun des experts mis en cause dans le reportage et qui auraient pu s’expliquer. C’est bien dommage ! On aurait pu demander à Marie-Monique Robin de préciser les conditions de tournage ou de sélection des témoins retenus au montage. Mais il y avait surtout la présence d’un porte-parole du Réseau environnement santé, et tout le monde aura compris la connivence qui existait entre Mme Robin et lui. En fait le reportage assène les mêmes contre-vérités scientifiques que celles véhiculées par cette association et réitère les mêmes accusations mensongères sur la soi-disant soumission de tous les experts des agences aux lobbies industriels. Mais comment la quarantaine d’experts venant de l’INRA, du CNRS de l’INSERM ou des universités et composant un CES pourrait-elle être vendue aux « fabricants de biberons en plastique contenant du BPA » ? Comment de tels arguments peuvent-ils avoir un début de crédibilité ?  Comment imaginer que les chercheurs membres des CES et travaillant tous les jours dans leurs laboratoires publics sur les perturbateurs endocriniens et leurs cocktails (je pense en particulier à Jean-Pierre Cravedi, du laboratoire INRA de Toulouse et travaillant en particulier sur le bisphénol-A, expert français auprès de l’EFSA, membre du réseau européen de recherches CASCADE sur les perturbateurs endocriniens) pourraient-ils rendre des avis à la solde des industriels contredisant tous les résultats de leurs recherches ? Les sommes qui devraient leur être versées pour se renier ainsi devraient les rendre redevable de l’ISF ! L’émission aurait donc pu s’appeler : comment les talents d’une journaliste d’investigation médiatisée servent des réseaux d’influence. Belle opération qui n’aura finalement pas abusé grand-monde malgré un matraquage médiatique hallucinant.

Pour aller plus loin, lire : Sang pour sang toxique du Pr. J.-F. Narbonne .

 

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